Anozero’ 24, Biennale de Coimbra
Anozero’24 – Coimbra Biennale
Turismo do Centro – Center of Portugal
Divers lieux, 6 avril – 30 juin 2024
Curatrice et curateur : Marta Mestre et Angel Calvo Ulloa
La nouvelle édition d’Anozero, la biennale de Coimbra s’intitule « Le Fantôme de la liberté », en référence au film bien connu de Luis Buñuel. Un titre chargé, fondamentalement polysémique et ambigu, puisque le mot fantôme peut faire écho à une disparition, celle de la liberté, autant qu’à une « présence » qui hanterait à la fois les espaces de la ville et la mémoire des habitants. La référence au film de l’Hispano-Mexicain n’est pas anodine qui renvoie également au centenaire de la publication par André Breton du Manifeste du surréalisme. Mais surtout, 2024 est l’année du cinquantième anniversaire de la révolution des Œillets, qui a libéré le pays du joug de la dictature dans lequel le pays vivait depuis des décennies. Cette édition est donc placée sous le double signe de l’évocation des années noires de la dictature et du formidable mouvement de libération des esprits qu’a généré la « révolution. »
La première étape de cette biennale qui investit une dizaine de lieux à travers la ville, le monastère Santa Clara-A-Nova, nous accueille avec les trilles et autres gazouillis d’oiseaux de l’œuvre sonore de Robert Filliou qui emplit le long couloir du rez-de-chaussée, dès son seuil franchi : comment illustrer de plus élégante manière une biennale qui se place sous le signe de l’évocation ? Le monumental édifice – par ailleurs menacé d’une improbable et inconcevable opération de promotion immobilière destinée à le transformer en un hôtel de luxe – abrite la plupart des œuvres de la biennale, ses généreux espaces pouvant sans problèmes accueillir des installations volumineuses, comme celle de l’Allemande Susanne Themlitz dont les très légères et fragiles constructions se laissent traverser par les courants d’air (à moins que ce ne soit le passage des fantômes qui les fasse vibrer ?) qui parcourent le monastère, créant de subtiles mélodies à la manière des carillons en bambou. On ne pouvait rêver meilleur endroit pour loger une manifestation dont la thématique est dédiée à l’idée de libération : plusieurs artistes se sont emparés de l’architecture même du lieu et de son histoire pour créer des œuvres in situ qui réfléchissent son atmosphère particulière. Carla Filipe a reproduit la trame des barreaux des cellules pour en faire le motif d’une tapisserie qui recouvre les murs, histoire de nous remettre en mémoire la fonction d’un bâtiment qui avait pour principal objectif d’emprisonner des nonnes, sauf que, comme nous le rappelle à juste titre la curatrice de la biennale, Marta Mestre, la vie dans les monastères n’était pas si monastique que l’on ne le pense généralement, à condition d’être bien née – le cloisonnement de la société ne s’arrêtait pas à ses portes, il se prolongeait jusque dans les replis de la bâtisse et de son fonctionnement.
Le projet de Patricia Gómez et María Jesús González, plus qu’un artefact de plus, participe d’un in situ extrêmement poussé, puisqu’il consiste littéralement à retourner la « peau » des murs des cellules et à la replacer au même endroit, mais à l’envers, dans un geste aussi symbolique que spectaculaire, manière de révéler la mémoire des lieux. Les œuvres se découvrent au fur et à mesure d’une exploration du bâtiment qui apparaît comme une ville en miniature, avec ses dépendances, ses jardins et sa terrasse : sur cette dernière est dressé un énorme haut-parleur qui projette régulièrement un son puissant de corne de brume, que l’on entend jusqu’au milieu de la ville et qui produit un effet d’étonnement certain dans une cité aussi éloignée de l’océan. Dislocation de Berio Molina nous alerte à propos des multiples menaces qui pèsent sur le Portugal : la montée des océans due au réchauffement climatique, l’intense touristification que subit le pays, avec, comme effet collatéral qui concerne particulièrement les habitants de Coimbra, la transformation du monastère. Dans les étages, les installations vidéo de Diego Bianchi et d’Adam Pendleton nous entraînent dans des continuums et des rythmes résolument opposés, l’Américain revisite l’histoire du modernisme pour remettre au premier plan la fougue des avant-gardes dans une vidéo syncopée et « stroboscopée », flashant les graffitis qui ornent la sculpture du général Robert E. Lee pour célébrer ce qu’il nomme un « Black Da da » et réactiver au passage le spectre de la guerre civile aux États-Unis (Toy Soldier), tandis que dans la vidéo La Cura de l’Argentin Diego Bianchi performe une danse ultra sensuelle avec les sculptures du musée du Palais des Glaces, profitant de leur imminent déménagement pour afficher son amour pour des objets inanimés qu’il semble justement vouloir réanimer.
L’œuvre de Yonamine, Sem Titulo, est lestée des diverses influences culturelles qui l’ont constitué, étant né en Angola et ayant séjourné dans de nombreux pays lusophones dont le Brésil. Le joyeux capharnaüm que déploie l’artiste angolais est une manière iconoclaste de remettre en question la sacralité et la rigidité formelle de l’art dit « occidental ». Sur le Pátio das Escolas, haut lieu de la culture portugaise et de son histoire coloniale, l’artiste a bâti une sorte de fortification d’où émergent des pavillons reprenant les codes de la navigation maritime mixés avec ceux de l’église angolaise en brouillant le message religieux afin de rappeler le drame des migrants.
La performance de Yinka Esi Graves est venue clôturer le vernissage d’une performance endiablée : le travail chorégraphique de la Londonienne cherche à révéler les multiples influences qui ont présidé à la naissance du flamenco, notamment la part invisibilisée de ses origines africaines. Inscrivant du texte à même le sol au fur et à mesure de ses déplacements, la performeuse embarqua le public dans les couloirs du monastère, tentant de lui communiquer la complexité de cette danse toute en martèlements et rupture de rythme, investissant l’espace de ses figures polymorphes et syncopées.
Outre le Pátio das Escolas, la biennale a investi d’autres lieux iconiques de l’ancienne capitale du Portugal, comme le Jardin botanique ou encore le CAPC Sede, haut lieu de débats et de célébrations autour de la révolution des Œillets, et qui accueille un important dispositif de documents et d’objets relatifs à cette dernière. Le Colégio das Artes abrite une exposition du collectif se réclamant de la Nova Escultura Galega, mouvement aux contours pour le moins flous, mais dont l’exubérance formelle et l’iconoclasme joyeux faisaient écho à l’explosion créative du mouvement surréaliste. Enfin, impossible de ne pas mentionner cette chorale spontanée qui a réuni de nombreuses et de nombreux coïmbriennes et coïmbriens au sein de la station B du tram-train, aux accents du célèbre chant révolutionnaire Grândola Vila Morena dont la puissance d’évocation était palpable dans le public, réveillant chez les plus anciens des souvenirs d’exils et de traumas, mais aussi d’espoirs et de délivrances.
Head image : Suzanne S. D. Thelmlitz. E la dentro, Vento, 2024. Installation, Matériaux et dimensions variables. Courtesy galerie Vera Cortès.
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- Publié dans le numéro : 108
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- Du même auteur : Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac, Signes et objets. Pop art de la Collection Guggenheim au Musée Guggenheim, Bilbao, Nina Beier au Capc - Musée d’art contemporain de Bordeaux,
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