r e v i e w s

Nina Beier au Capc – Musée d’art contemporain de Bordeaux

par Patrice Joly

Nina Beier, « Auto »
Du 8 mars au 8 septembre 2024 
Capc – Musée d’art contemporain de Bordeaux

Une moquette au coloris laiteux recouvre le sol de l’immense nef du musée bordelais, énorme crème dessert d’où surnagent, tel un archipel de friandises flottantes, les œuvres dispersées de Nina Beier. L’artiste danoise a ainsi créé une scénographie absolument radicale à l’intérieur du Capc, qui redessine le paysage du musée et oblige le visiteur à modifier son appréhension d’une exposition en l’obligeant à déambuler en chaussettes ou à envelopper ses chaussures dans des protections en papier. Pour l’artiste, il s’agit autant de préserver l’aspect immaculé de ce tapis neigeux que de donner au spectateur la possibilité de ressentir la douceur d’un contact presque direct avec le sol, conférant par la même occasion une dimension éminemment tactile à l’exposition. Quand bien même le rituel du déchaussage n’a rien de révolutionnaire dans la pratique des expositions d’art contemporain, il acquiert ici une dimension tout à fait singulière due à la grandeur de l’édifice, faisant de cette mise en scène une espèce « d’immersion à l’envers », par les pieds, et non plus uniquement par les yeux et les oreilles comme il est de coutume.

Nina Beier, vue de l’exposition  « Auto » du 8 mars au 8 septembre 2024 au Capc – Musée d’art contemporain de Bordeaux © Photo : Arthur Pequin.

Il n’est jamais simple de répondre à une invitation aux allures de rétrospective quand on a multiplié les passages dans les institutions internationales, qui plus est quand on est accueilli dans un espace aussi impressionnant que celui de l’ancien entrepôt Lainé qui a vu ses prédécesseurs, à l’instar d’un Daniel Buren, ou plus récemment d’une Kapwani Kiwanga remplir le lieu d’installations aussi marquantes que spectaculaires. Si le recouvrement du sol par la moquette beige donne une impression de douceur à l’ensemble, ce n’est que pour mieux faire ressortir, par contraste, le tranchant des œuvres de l’artiste. À Bordeaux, l’artiste a réuni la plupart de ses œuvres iconiques, qu’elle réédite régulièrement, faisant varier leur déploiement en fonction du contexte. On y retrouve les thèmes dominants de son travail comme la gémellité de l’objet « premier » avec ses multiples rééditions/représentations qu’elle met en scène avec malice, nous plongeant dans le trouble du décodage de leur généalogie. Les porcelaines « chinoises » (Empire, 2019), par exemple, sont des répliques à l’identique de leurs lointaines ancêtres qui, après avoir été copiées par les européens, sont à nouveau fabriquées dans une Chine qui récupère ainsi une production qui lui a échappé pendant des siècles, captée par l’industrie toute puissante de l’Europe des derniers siècles : ironie du cours et des boucles de l’histoire. Auto est majoritairement composé d’objets qui semblent présenter pour l’artiste des qualités manifestes, pas forcément remarquables sur le plan esthétique, mais capables de soulever des problèmes d’ordre anthropologique quant à notre relation aux objets. Nul n’ignore que la marchandise et son attrait sont au cœur du fonctionnement de notre société consumériste : quant à ce qui détermine nos pulsions d’achat, il est bien plus délicat de se prononcer sur ses tenants et ses aboutissants. L’artiste procède à des assemblages, des chocs esthétiques et sémantiques plus ou moins évidents à décrypter, à l’instar de ces « poussettes-jouets » en chintz – un tissu de coton imprimé apparu dans l’Inde du xviie siècle et qui s’est largement répandu dans l’Europe – remplies de mignonnettes : leur réunion nous semble parfaitement incongrue, voire paradoxale, au-delà du fait qu’il s’agisse dans les deux cas de réductions (Old News, 2023). Deux baignoires, engoncées dans le sol du Capc (Great Depression, 2021), sont entourées d’œufs qui semblent a priori être faits du même matériau. La pièce fait inévitablement penser à une allégorie de l’existence, tant la symbolique est flagrante. Mais cette œuvre se révèle plus polysémique qu’elle ne le laisse présager, puisque les œufs en question sont d’essences totalement éloignées, certains sont d’ordre décoratif, d’autres aident les poules à pondre (les nichets) tandis que les œufs Yoni favorisent la musculation du périnée : ce rapprochement annule leur profonde différence fonctionnelle au profit de leur apparence. Les sculptures en porcelaine (China, 2015) composent un récit proche, où il est impossible de démêler ce qui relève du handmade de ce qui est fait en série, ce qui relève de l’outillage de ce qui relève de l’ornemental : à nouveau, l’artiste use de sa prédilection pour le trompe-l’œil afin de troubler nos certitudes et orienter la réflexion vers la prééminence de l’image dans nos sociétés. L’artiste use à l’envi de raccourcis sémantiques qui en disent autant que de longs discours sur le comportement amoureux et les rôles impartis à l’homme et à la femme dans une société genrée. Les petites autos téléguidées, qui se mettent en marche de manière impromptue, inquiétant la marche des visiteurs, sont des condensés de stéréotypes sociétaux où la voiture de sport, signe d’aisance matérielle et de virilité débridée, rencontre, dans la figure de la perruque blonde qui s’échappe par les vitres du bolide, la cible des agissements plus ou moins conscients de son propriétaire (Auto, 2017) : Nina Beier, en créant cette improbable écurie de voiture « chevelues » dissout l’évidence de sa symbolique dans un geste aussi réjouissant qu’humoristique. L’artiste s’attaque également à l’absurdité de la forme de certains objets qui empruntent plus à une imagerie de comics qu’à celle dont ils sont censés se rapprocher formellement dans le réel, ainsi de ces os à mâcher que l’on donne aux chiens pour les empêcher de mâchonner le canapé en cuir (European Interiors, 2018). L’artiste les fixe sur ces mêmes canapés qu’elle assemble en des monuments improbables, dédiés à une domesticité indirectement ciblée. Cette monumentalité de pacotille nous renvoie cette fois-ci à l’inconscient régressif qui imprègne la production de marchandises, que nous consommons allègrement et qui détermine leur aspect. De fait, la manière de Beier d’exprimer ces paradoxes et impensés est plus empreinte de légèreté que de violence, la plupart de ses œuvres contiennent un trait d’humour qui les rendent plus facilement appréhendables, quand bien même elles peuvent véhiculer une dimension nettement plus sombre. Les lions qu’elle renverse doublement, une première fois littéralement, une seconde fois en les transformant en « écuelles » dans lesquelles des chats viendront laper du lait, sont une déconstruction de la symbolique de la puissance que l’on associe habituellement au royal félin (Guardian, 2020). Quant à la série de vis-à-vis que l’artiste a alignée le long des colonnes du musée (Nina Beier et John Miller, A true Mirror, 2019), elle a quelque chose de terriblement inquiétant, les enfants-mannequins, que l’on destine visiblement à la poursuite d’une carrière déjà toute tracée, font face à une série de portraits de femmes et d’hommes d’où se dégage une humanité certaine, tandis que, au pied des bébés mannequins, des sacs de contrefaçon renferment des têtes de chiens en céramique plutôt menaçants… à vous de juger si l’artiste vous adresse un nouveau message plus ou moins subliminal ou se contente de jouer avec vos projections.

Nina Beier, vue de l’exposition  « Auto » du 8 mars au 8 septembre 2024 au Capc – Musée d’art contemporain de Bordeaux © Photo : Arthur Pequin.

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Head image : Nina Beier, Automobile, 2017. STANDARD (OSLO).
Deux véhicules télécommandés (Range Rover noir) et des cheveux humains. Dimensions variables. © Nina Beier. Photo : Vegard Kleven. Courtesy de l’artiste & STANDARD (OSLO), Oslo.