r e v i e w s

Renaud Auguste-Dormeuil

par Alexandrine Dhainaut

Don’t let me be misunderstood, Espace de l’Art Concret, Mouans-Sartoux, 27.01 – 24.06.2018.

Si c’était à refaire, MAMAC, Nice, 27.01 – 17.06.2018.

Entre ici-bas et là-haut (quoiqu’on ne sache exactement ce que cela désigne), l’art de Renaud Auguste-Dormeuil se fait la passerelle. Puisque « l’instant de la mort est une image qui n’existe pas », ainsi qu’aime à le dire l’artiste, ce sont des objets, des motifs, des symboles, des rituels, des couleurs ou des gestes qui vont « figurer » le passage du temps, l’inexorabilité de la disparition. Face à l’angoisse de la mort qui nous habite tous avec plus ou moins de force, Renaud Auguste-Dormeuil répond par de nombreuses formes cathartiques mais finalement peu d’œuvres, réparties entre l’EAC à Mouans-Sartoux et le Mamac de Nice qui lui consacrent tous deux une exposition. Pour cet artiste soucieux de livrer d’emblée une grille de lecture à son propos, la parure vide dont on habillait les chevaux de cortège funèbre aux enterrements des grands hommes, juchée sur des tuteurs de bois et obstruant l’entrée du parcours imaginé à l’EAC, annonce la couleur : le noir. Cette couleur qu’on associe directement à la mort et dont les Égyptiens prétendaient qu’elle assurait le passage vers l’au-delà, est ici un moyen chromatique signifiant chez l’artiste : c’est le noir du caviardage qui recouvre tous les éléments naturels des vues de cimetières imprimées sur d’anciennes cartes postales sépia (Mud in your eye). Leur agrandissement fait alors remonter de petits points blancs, minuscules pores de papier qui n’auraient pas voulu disparaître sous l’aplat. C’est le noir du ciel étoilé, motif récurrent chez l’artiste, de la série phare The Day Before, obtenue grâce à un logiciel de reconstitution de ciels étoilés à des dates et lieux précis de l’histoire mondiale (les veilles des bombardements de Guernica, de Dresde, de Caen, du 11 septembre, etc.). Série que l’on connaît sans doute trop mais qui, accrochée dans la salle ronde du centre d’art, offre un panorama à 360° de douze images où la beauté froide des éléments à l’aube des mises à mort programmées est toujours aussi glaçante. C’est aussi le noir du ciel étoilé qui, utilisé comme fond, se mue en surfaces aspirantes, en gouffres visuels, comme dans la série Missing, work in progress de photos de classe où apparaît Renaud Auguste-Dormeuil enfant, dupliquée depuis 1974 jusqu’à aujourd’hui, en raison d’un nouvel exemplaire par an, et déployée en frise chronologique. L’œil se fait alors complice d’un jeu assez glauque où il scanne chaque année pour repérer la personne disparue dans les rangs de la classe, et dont l’image soustraite n’est plus qu’une silhouette diluée dans le ciel étoilé. Même mode opératoire pour la série Le Tourbillon de la vie, images issues d’albums familiaux de l’artiste, où la disparition s’opère par une même soustraction, par le détourage d’une personne ou d’un élément du paysage, comme cette île au loin qui devient ciel noir. La retouche ici ouvre de petits abîmes, crée de la profondeur, des trouées poétiques dans l’image.

Dans ce jeu d’apparition / disparition, d’autres gestes viennent compléter le vocabulaire de l’artiste, qui se fait définitivement iconoclaste. C’est à une séance de découpage en creux qu’il s’est livré dans Uncover, série de magazines existants dont l’image des couvertures se voit troubler par l’irruption d’un élément des pages intérieures. Ainsi la cohabitation entre le creux découvert, minutieusement détouré, et la surface en une, renouvelle la lecture de l’image, non sans humour : l’étrange créature de cinéma, tout droit sortie de son lac noir, semble marcher sur un nuage d’hydrogène en une de Life ; des hommes s’incrustent derrière les pinups des couvertures racoleuses de la revue d’extrême droite Il Borghese ; ou encore, un mystérieux voyeur épie une séance de lutte antique illustrant un numéro de la revue Historia. Contradiction s’il en est, dans les archives retouchées ou les unes découpées, la soustraction partielle augmente finalement l’image d’un sens nouveau (à l’exception peut-être de celle de l’installation Le Keum du fond, photogramme en noir et blanc rétroéclairé d’un visage masqué extrait d’un film de Paul Schrader sur la vie de l’écrivain Yukio Mishima, dont le poinçonnage à divers endroits cantonne le geste de soustraction à une opération plus esthétisante qu’enrichissante). C’est l’opération inverse, l’addition cette fois-ci, qui préside à Still. Si ces concrétions prélevées du sol d’une usine Ford de Détroit, formées par les couches de peintures successives, dénotent formellement dans l’accrochage de l’EAC, elles n’en traitent pas moins des mêmes obsessions : elles matérialisent le passage du temps, soulèvent la question de la trace. Le petit objet quasi minéral qui en résulte, tout en micro-strates colorées, devient cette portion congrue – poétique et ironique – du temps et de l’énergie d’une vie de labeur dépensée.

Si l’art peut rasséréner, celui de Renaud Auguste-Dormeuil maintient toujours une ambivalence, une intranquillité, entre jeu et peur, poésie et morbidité, apaisement et anxiété, comme dans 5 minutes pour rassembler l’essentiel, vidéo datant de 1996 où l’artiste demandait à des amis de choisir les biens qu’ils emporteraient si un conflit venait à éclater. On rit d’abord des choix faits par les participants, puis on se projette dans la même situation, pour le moins angoissante. Ce sont également ces phrases presque auto-suggestives que l’artiste fait transporter par drone lors de performances publiques, telles que Jusqu’ici tout va bien ou Le Ciel attendra, aussi peu rassurantes finalement que le vol de l’engin qui pourrait mal tourner à l’approche du public. Il y aussi ce rite japonais réactivé au Mamac (When the paper…) par lequel on accède en empruntant un chemin balisé au milieu d’un jardin de terre, qui consiste à inscrire nos maux sur de petits papiers et à les plonger dans un bac d’eau qui les désagrège lentement. Bien que l’on sache qu’ils ne disparaîtront pas par magie après dissolution, pendant l’espace de quelques secondes, les mots, l’art, auront trompé la mort.

(Image en une : Renaud Auguste-Dormeuil, Spin-off_le ciel attendra, 2017. Drone et phrase lumineuse. Courtesy Arte e Altro, Rome ; galerie In Situ-Fabienne Leclerc, Paris © Renaud Auguste-Dormeuil.)