r e v i e w s

Peter Buggenhout

par Alexandra Fau

M-Museum, Louvain, Belgique, du 12 mars au 31 mai 2015

L’artiste belge Peter Buggenhout a laissé loin derrière lui la peinture, trop symbolique à son goût. Sa première rétrospective au musée de Louvain n’en comporte aucune, elle fait la part belle à ses sculptures dantesques, en proie au désarroi d’une refonte permanente.

Sanglée, ligotée, soclée ou solidement arrimée, son œuvre vorace faite de chair, de sang et de poussière avance dans un mouvement lent et irrépressible que l’apparente pesanteur ne parvient pas à contrer. Elle s’épaissit, se déforme au fil du temps. « Ce qu’on voit n’est qu’un instantané en perpétuelle mutation ». La sculpture est traversée par le flux et le reflux d’une réalité qui ne cesse de se reformuler. Dans son travail, Peter Buggenhout oppose à l’univers autoritaire, durable, monolithique, une vision gouvernée par le transitoire, l’autogestion, le flottement.

Le parcours d’exposition au M va crescendo, de la troublante série des Mont Ventoux — des panses d’animaux juchées sur ce qui semble être des balises maritimes — aux dernières pièces de la série The Blind Leading the Blind — en référence à ce groupe d’aveugles au bord du précipice dans le tableau de Pieter Bruegel l’Ancien, La Parabole des aveugles (1568). L’œuvre d’art est-elle encore opérante face à ce monde désorienté ? Peut-elle défier les apparences pour offrir une vision complète et continue de l’univers ? De l’aveu de Pétrarque dans L’ascension du mont Ventoux, il est impossible de tout embrasser, même depuis un si noble point de vue. Faut-il dès lors s’en tenir à la cécité ? « Procédons par étapes » semble dire Buggenhout. D’abord, se familiariser avec l’obscurité de son univers, puis avancer à tâtons à travers les décombres. S’efforcer de regarder et, si le choc est trop fort, trouver refuge au creux de nos orbites vides.

Pour la série des Gorgo (2015), Peter Buggenhout fait se rencontrer du sang de porc séché, du crin de cheval et divers matériaux délaissés. Sa sculpture informelle renvoie au désir de déclassement (vis-à-vis de toute taxinomie existante) formulé par Georges Bataille dans « L’abjection et les formes misérables». Pourtant, les analogies ne manquent pas. Le catalogue de l’exposition2, recensant des images de référence pour Buggenhout, en appelle aux œuvres cathartiques d’Otto Muehl (Kaiser Obersdorf, 1971), aux vidéos burlesques de Paul McCarthy (Painter, 1995), ou encore aux objets rituels porteurs de traces d’offrandes et de libations (sculptures votives boli des Bamabara d’Afrique de l’Ouest).

Peter Buggenhout, Eskimo Blues II, 1999 | Opeten, 2000 M – Museum Leuven, 2015 Photo: Dirk Pauwels

Peter Buggenhout, Eskimo Blues II, 1999 | Opeten, 2000, M – Museum Leuven, 2015.
Photo: Dirk Pauwels

Pareille à ces fétiches africains, la série The Blind Leading the Blind se trouve entièrement recouverte de poussière. Cette couche constitue le « ciment » de la pièce et, par endroits, dévoile la couleur du dessous : celle des mousses découpées, des tissus aux reflets métallisés, des débris de caravanes ou des jeux d’enfants. Les objets ne sont pas repris pour eux-mêmes mais emmenés dans une sorte de vacance poétique. Dans la série des Mont Ventoux, la peau des intestins et des estomacs de vaches recèle dans les aspérités des viscères un raffinement absolu.

Tenu à distance, le visiteur voyage au cœur des œuvres par la pensée. À l’exception de la pièce réalisée pour l’exposition « Inside » au Palais de Tokyo (conçue initialement pour être appréhendée de l’extérieur), les installations marquent un seuil à la fois psychologique — ne pas approcher des œuvres souillées par les matériaux qui les composent — et physique, matérialisé par ces sculptures hérissées peu avenantes (The Blind Leading the Blind #67, 2014) ou ces murs infranchissables (The Blind Leading the Blind #65, 2014). Dès lors qu’elles sont placées sous vitrine et rendues inoffensives, le visiteur se prend à les autopsier et à les analyser attentivement comme autant de spécimens sur une table de laboratoire. Le jeu de reflets dans les grandes vitrines juxtaposées les unes aux autres multiplie les lectures possibles. Grottes, rochers, fonds marins, épaves… L’imagination fonctionne à plein. Ces structures composites faites d’agrégats multiples, soumises à un chaos inextricable, ne nous disent rien de leur état de début et de fin. Elles sont parfaitement autonomes, sans sens de lecture préétabli, sans point de vue privilégié, échappant à tout système logique. Ces formes semblent se manifester d’elles-mêmes sans intervention humaine. L’apparent laisser-faire rappelle la désinvolture d’un certain Marcel Duchamp assisté de Man Ray, tous deux partis déjeuner en laissant l’obturateur ouvert sur Le Grand Verre qui végète depuis plusieurs mois dans l’atelier de l’artiste (L’élevage de poussière, 1920). Cette poussière-là, tout comme les déchets collectés dans les rues de Berlin ou d’Hanovre par Kurt Schwitters pour son Merzbau, les objets trouvés par Edward Kienholz ou Robert Rauschenberg et, plus récemment, par David Hammons (Central Park West, 1990), est fétichisée. Ce qui importe c’est ce que tous disent de notre société naguère triomphante, aujourd’hui à terre, mais toujours bien vivante.

Peter Buggenhout, The Blind Leading The Blind #65, 2014 M – Museum Leuven, 2015 Photo: Dirk Pauwels

Peter Buggenhout, The Blind Leading The Blind #65, 2014. M – Museum Leuven, 2015
Photo: Dirk Pauwels

1 G. Bataille, Œuvres complètes, II, Écrits posthumes 1922-1940, Paris, Gallimard, 1972.

2 We did it before, we will do it again, textes de Selen Ansen et William L. Rathje, entretien avec Eva Wittocx, commissaire de l’exposition au M, et fragments de textes de Peter Buggenhout, Jnf Editions / Les Editions de l’Amateur, 2015.


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