r e v i e w s

Le musée absent

par Vanessa Morisset

Wiels, Bruxelles, 20.04—18.08.2017

Tout ici gravite autour d’un musée qui n’existe pas. On a déjà connu des musées fantômes, introuvables, imaginaires, drôles ou questionnant l’institution. Précisément, il y a eu le Musée qui n’existait de Daniel Buren au Centre Pompidou en 2002, avec des œuvres cachées ; plus loin dans le temps, le musée fictif et parodique du Département des Aigles, de Marcel Broodthaers créé en 1968 ; ou encore avant, la collection infinie du Musée imaginaire d’André Malraux, essai écrit en 1947. Mais, à la différence de ces musées, l’exposition du Wiels parle d’un musée absent, c’est-à-dire d’un musée manquant : un musée qui nous manque.

Felix Nussbaum, Maler mit Maske, c. 1935. Huile sur toile, 62 × 47.5 cm. Collection privée. © Felix-Nussbaum-Haus Osnabrück.

À Bruxelles, il n’y a pas de musée d’art moderne et contemporain contrairement à la plupart des grandes capitales ou métropoles. Présenté ainsi, le fait n’est à vrai dire pas alarmant : pourquoi chaque grande ville devrait-elle avoir son musée d’art récent ? Pour quoi faire ? La question se pose d’autant plus que les grands musées du monde finissent par tous se ressembler avec leurs successions d’artistes classés en mouvements et périodes. Non, le fait à relever est qu’à Bruxelles, en tant que capitale de l’Europe, il n’y a pas de musée d’art moderne et contemporain. Installé dans une ancienne brasserie industrielle de style Art Déco — un bâtiment de cinq étages construit au début des années trente — le Wiels est la référence en matière d’art contemporain à Bruxelles et, avec « Le musée absent », il imagine devenir ce musée européen manquant. Mais cela loin des discours hagiographiques ou convenus en faveur de l’Europe. Tel un laboratoire de réflexion, l’exposition nous aide plutôt à comprendre comment, nous, Européens, sommes liés par une histoire esthétique, sociale, politique, tantôt positive, tantôt négative, mais indéniable. En somme, l’exposition déborde le champ de la connaissance artistique pour nous mettre face au rôle et à l’engagement politique d’un musée, aujourd’hui, en Europe.

S’il est une question incontournable pour un tel musée, c’est bien celle de la place de la culture européenne dans le monde telle qu’elle a évolué ces dernières années, grâce aux prises de conscience postcoloniales. Comment la fin de la suprématie occidentale se traduit-elle dans l’histoire de l’art et en conséquence dans le choix des œuvres à présenter ? Dès l’entrée de l’exposition, une immense banderole de Thomas Hirschhorn aborde le sujet à partir de la relation à l’autre. Une inscription énonce simplement que pour construire ensemble, il faut présupposer une égalité entre soi et l’autre, principe à appliquer donc aussi dans le monde artistique. Dans l’une des premières salles, une installation de l’artiste colombien Oscar Murillo, Human ressources (2016), poursuit dans le même sens. Sur des gradins en bois, des personnages en papier mâché et chiffon, à l’échelle humaine, semblent nous attendre, nous observer, voire nous demander des comptes. Ils sont vêtus en tenue de travail, ouvriers, employés agricoles, exploités et ont l’air d’être venus là pour nous interpeller. Juste à côté, un ensemble de trois huiles sur toile de Luc Tuymans intitulé Doha (2016), représente un musée dans la capitale du Qatar où l’artiste avait été invité. Musée dans le musée, Moyen-Orient versus Europe, ces peintures évoquent le volontarisme des émirats arabes en matière culturelle, — ici le Qatar, mais on pense aussi à l’île aux musées d’Abu Dhabi— qui, plutôt que de susciter des sarcasmes, devrait nous questionner : qui mise le plus sur la culture ?

Francis Alÿs, 1943, 2017. Lettrage vinyle adhésif, texte en hollandais, français et anglais (3 ×) 200 × 165 cm. Courtesy Francis Alÿs. Photo : Kristien Daem.

L’exposition propose aussi des thèmes plus circonscrits tels que l’héritage commun des années de guerre. Un texte mural en flamand, anglais et français de Francis Alÿs, 1943 (2017), résume poétiquement mais tout autant efficacement, la situation. À travers une forme répétitive, il énumère ce que faisaient les grands artistes européens en 1943. Ainsi commence-t-il : « Je pense à Morandi peignant au sommet d’une colline encerclée par le fascisme ». Immédiatement après : « Je pense à Picabia s’inspirant de revues pornographiques sur la Côte d’Azur ». Et encore : « Je pense à Cartier-Bresson s’échappant d’un camp de travail allemand », « je pense à Félix Nussbaum se cachant de ses voisins à Etterbeek ». Présenté dans la même salle que quelques peintures de cet artiste allemand déporté dans un camp après un séjour à Bruxelles, le regard rétrospectif mélancolique d’Alÿs prend tout son sens. Tous nous héritons de ces années sombres. Certaines œuvres enfin traitent en particulier de l’histoire et de l’art belges mais sont perçues ici dans un rapport métonymique à l’Europe, avec l’humour en plus.

Jef Geys, Gleichheit, Fraternité, Vrijheid, 1986. Martin Kippenberger, Untitled, 1988 © Estate of Martin Kippenberger, Galerie Gisela Capitain, Cologne. Photo : Kristien Daem.

Ainsi de la porte condamnée de Jef Geys de 1986 sur laquelle est inscrit en allemand, français et flamand le mot « Fraternité ». Directe et imparable, elle nous renvoie à notre propre incapacité à appliquer les fondements de nos crédos politiques. Autre exemple, au sous-sol du Métropole, ancien bâtiment administratif de la brasserie aujourd’hui désaffecté où se prolonge l’exposition (et de même à côté, au Brass, ancien lieu de refroidissement des bières), le duo Jos de Gruyter & Harald Thys a installé une œuvre de politique-fiction, Kaiser Ro, 1993. Des photos, vidéos, objets et documents sont rassemblés comme dans un musée d’histoire, retraçant la courte dictature de l’Empereur Ro, lointain cousin du roi Ubu, qui serait advenue en Belgique en 1990. Après un coup d’État, il aurait répandu la terreur dans le pays, notamment en confiant un centre de torture à une professeur de sport ou en créant des armes fantasques soi-disant redoutables. Fausse période historique, fausses reliques, faux musée, cette œuvre aborde par le biais de l’humour noir une inquiétude au fond bien réelle, celle de laisser l’Europe basculer aux mains de régimes autoritaires, voire fascisants, nous faisant replonger dans les périodes les plus sombres de son histoire, si nous n’y prenons garde.

Harald Thys & Jos De Gruyter, Keizer Ro: Het verslag van een staatsgreep in onze gewesten, 1993. Courtesy Harald Thys & Jos De Gruyter. Photo : Kristien Daem.

(Image en une : Oscar Murillo, Human Resources, 2016. 8780 × 9830 cm. (Détail). Vue de l’exposition « Flying Moths »,
Condo, Carlos/Ishikawa London. Courtesy Oscar Murillo ; Carlos/Ishikawa London.)