r e v i e w s

Isabelle Le Minh

par Alexandrine Dhainaut

After Photography, Frac Haut-Normandie, Rouen, 14.01—19.03.2017

Pourquoi Kodak aurait pu se recycler dans le papier tue-mouches [1]? Que serait Henri Cartier-Bresson sans son instant décisif ? Pourquoi Hiroshi Sugimoto attendait-il des heures devant la mer alors qu’un petit composé chimique lui aurait fait gagner du temps ? Ces questions un brin taquines, Isabelle Le Minh se les pose et les transpose dans un travail qui ne cesse de mettre en question et en abîme le médium photographique, que ce soit à travers ses outils, ses supports ou son Histoire. La polysémie du mot after qui donne son titre à cette rétrospective dessine deux niveaux de lecture : celui des œuvres évoquant la photographie présente et passée comme sujet (after est alors à prendre au sens chronologique), et celui des œuvres référentielles, les after untel (« d’après » tel artiste). Une double acception du terme anglais qui traite finalement de la même question : la production d’images aujourd’hui, à la lumière d’un héritage artistique et à l’heure de la profusion et de la dématérialisation de celles-ci. Et c’est souvent avec un humour non dissimulé qu’Isabelle Le Minh rend compte du caractère caduc de certaines pratiques ou textes théoriques fondamentaux qui ont marqué leur époque.

Pour ce faire, cette ancienne ingénieure-brevet puis étudiante à l’école de la photographie d’Arles repart de la base : la technique. Face à l’amnésie ou à la méconnaissance mécanique de nos technologies numériques désormais complexes, elle multiplie les œuvres archivistes qui ramènent à la matérialité de la photographie et de ses appareils : dans une série en noir et blanc au protocole frontal et neutre digne des Becher (auxquels elle se réfère directement), l’artiste joue sur la double signification du mot « objectif » et inventorie les différentes optiques conservées à la Société française de photographie ; dans son remake du all over de Christian Marclay, White Noise, dont elle reprend le principe – un vaste ensemble d’archives photographiques française et allemande prises entre le début et le milieu du xxe siècle, accrochées bord à bord et dont on ne voit que le verso –, elle réunit cette fois les papiers jaunis pour constituer le mot « MORE », transformant ainsi les supports papiers en pixels et en un appel – vain ? – à consommer toujours plus d’images. Ce « plus » suggère alors davantage le « moins » puisque ces images sont dérobées à notre vue, seules quelques annotations peuvent permettre d’imaginer leur contenu. L’occultation mise en scène dans cette installation murale fait écho à celle des personnalités récentes de l’Histoire de la photographie comme le suggère l’artiste dans une œuvre justement intitulée Placard. Alors que l’on peut aisément citer Niépce ou Daguerre, nul ne saurait donner le nom de l’inventeur de l’appareil numérique. Dans le portrait pictural qu’Isabelle Le Minh fait de ce précurseur qui tua le géant de l’argentique Kodak pour lequel – ironie du sort – il travaillait, elle ne lui rend pas du tout hommage ou justice. Au contraire, l’artiste enfonce le clou en rejouant l’éclipse à l’aide de lés noir et doré qui viennent cacher le visage de l’illustre inconnu, pour ne laisser visible que le boîtier numérique primitif. Quand ce ne sont pas les personnalités qui passent à la trappe, ce sont les composants du numérique à qui l’on réserve le même sort, comme le montrent ces deux natures mortes représentant la carcasse rutilante d’un boîtier numérique actuel et un pentaprisme, diamant moderne qui se niche à l’intérieur de l’appareil. La transposition en peinture de ces motifs liés à l’Histoire de la photographie contemporaine vient alors patiner ou fétichiser ces choses bientôt obsolètes, en même temps qu’elle titille la soi-disant dimension unique et auratique de la peinture (Le Minh citant volontiers Walter Benjamin) lorsqu’elle est exécutée par des artistes de Shenzhen, capables de peindre quotidiennement par palette de douze.

Il y a chez Isabelle Le Minh un soupçon de provocation, une certaine irrévérence envers les artistes et théoriciens qui l’ont précédée. Si certaines de ses œuvres n’offrent pas de plus-value conceptuelle ou ironique à la citation ou à l’emprunt à d’autres artistes et en deviennent ainsi anecdotiques (comme la série de tableaux du musée des Beaux-Arts de Caen retournés façon Philippe Gronon ; la série hommage à John Baldessari, mêlant illustrations d’un vieux manuel de photo et aphorismes yogistes, ou encore le clin d’œil trop littéral à Jonathan Monk), d’autres se montrent plus subtiles dans la réflexion qu’elles engagent. Et c’est dans les moments plus iconoclastes que dédicaces qu’Isabelle Le Minh se montre des plus pertinente dans ses interrogations quant à l’essence même de la photographie – entre création et document – avec une série de gestes moindres : ré-agencer des photographies existantes d’artistes pris en train de pointer du doigt un hors-champ pour former les quatre points cardinaux d’une toile vierge, ou leur faire jouer le rôle d’intercesseurs d’un… clou ! ; télescoper des images d’artistes posant devant leurs œuvres pour former un seul et même espace continu ; transformer l’image plane en volume pour voir les artistes photographiés se heurter littéralement aux coins de l’espace exigu dans lequel ils sont exposés ; expliquer à Sugimoto comment il aurait pu, avec quelques bains chimiques, éviter des temps de pose si longs ou encore enlever la figure des photos d’Henri Cartier-Bresson dans un parricide drolatique, sont autant d’œuvres qui font mouche. Et ça tombe bien, Baygon n’est pas loin…

[1] Dans la photographie Les Adorateurs du soleil, after Charles Baudelaire & Jacques-André Boiffard (2013), Isabelle Le Minh montre une nuée de mouches collées sur une pellicule suspendue, analogie directe entre le support photographique et le papier tue-mouches, entre Kodak et Baygon en somme.

(Image en une : Isabelle Le Minh, Camera Body #5, made in China by Ye Jian, 2012.
Série « Lointain si proche, after Alighiero e Boetti ». Huile sur toile, 80 × 100 cm. Courtesy galerie Christophe Gaillard, Paris. © ADAGP, Paris 2016.)


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