r e v i e w s

Gerard & Kelly, Ruines

par Guillaume Lasserre

Carré d’Art – Musée d’art contemporain de Nîmes 
Commissariat : Jean-Marc Prévost
14 .10 – 26.03. 2023

Le Carré d’Art à Nîmes poursuit son ouverture sur la performance et la danse contemporaine en accueillant la première exposition en Europe du duo américain Gerard & Kelly. Elle réunit plusieurs œuvres qui permettent d’appréhender les grandes lignes de leur travail. Brennan Gerard (né en 1978 dans l’Ohio) et Ryan Kelly (né en 1979 en Pennsylvanie), danseurs et chorégraphes collaborant depuis 2003, ont très tôt élargi leur champ de recherche aux arts visuels. La manifestation est pensée in situ par les artistes, qui abordent dans cette architecture de Norman Foster fidèle au canon moderniste les thèmes du temps, de la mémoire et de l’histoire. En pensant la scénographie comme une chorégraphie, ils font du déplacement des visiteurs dans l’espace le moteur de l’activation des œuvres.

Gerard & Kelly, Schindler/Glass, 2017. Vidéo HD sur des canaux, couleur, son, 35 minutes.
Vue de l’exposition Ruines, Carré d’Art – Nîmes © M. Argyroglo

Leur travail s’est développé, notamment depuis 2016, autour du projet « Modern living », à la fois série de performances, d’installations vidéo, de sculptures et de dessins leur permettant d’interroger « des projets architecturaux qui déjouent l’usage bourgeois et patriarcal traditionnel »,explique Jean-Marc Prévost, directeur du Carré d’Art et commissaire de l’exposition. Ils investissent ainsi des sites iconiques tels la RM Schindler House à West Hollywood, en Californie, ou la Glass House de Philip Johnson à New Canaan dans le Connecticut. Ces deux maisons, construites par leur architecte pour eux-mêmes, servent de décor à l’installation filmique SCHINDLER/GLASS (2017). Imaginée pour les danseurs du LA Dance Project, la chorégraphie épouse les rythmes soigneusement désynchronisés des habitants qui se retrouvent, se séparent, apprennent à vivre ensemble, manière de repenser les notions de genre, de couple, d’espaces intimes à partager. Le duo considère ces architectures comme des ruines du moment où elles ne sont plus habitées – de là provient le titre de l’exposition. 

Relay (2018), installation vinyle multicolore appliquée sur les fenêtres au dernier étage de l’institution nîmoise, est la première œuvre à laquelle sont confrontés les visiteurs. La lumière qui la traverse en modifie sans cesse l’aspect, lui donnant une dimension performative. Elle est la trace d’une pièce exécutée à la Villa Savoye en 2019 dans laquelle neuf danseurs transmettaient un message gestuel à travers le site du Corbusier. L’ordre des couleurs est identique à celui des costumes monochromes que portaient les danseurs. « Relay est le diagramme de cette pièce qui s’avère, finalement, plus proche de la performance qu’aucune documentation ne pourrait jamais être », explique Brennan Gerard.

« Panorama » est réalisé dans la rotonde vide de la Bourse du commerce de Paris pendant le confinement de novembre 2020. Cette ancienne halle au blé devient Bourse du commerce en 1885. C’est à cette époque que la partie inférieure de la coupole est décorée de quatre fresques. Il s’agit d’une suite de panoramas représentant la France commerçant avec le reste du monde et, au-delà, de témoignages du colonialisme. Elles vont servir de décor critique à trois performers d’origines, de cultures et de formations différentes, qui habitent l’espace, le temps de rejouer les scènes pour mieux les renverser. « Au discours qui se déploie dans la rotonde répond une fragilité des corps dans l’espace monumental mais aussi l’affirmation de gestes qui sont la manifestation d’identités multiples. » Trois corps dont deux non blancs et non binaires, affirment leur refus d’être l’incarnation du mâle. Si l’installation-vidéo est très réussie – brillante même –, elle pose la question de son financement et donc de son autonomie. Produite par la collection Pinault, elle apparait symptomatique de la manière dont le capital accélère son investissement dans la création plastique. Depuis plusieurs années, on assiste à un changement d’échelle avec l’arrivée des fondations. Le phénomène tend à se généraliser avec le désengagement des pouvoirs publics. On se souvient, lors de l’ouverture du lieu, d’un accrochage très politiquement correct et des paroles d’Alain Minc, conseiller stratégique de Pinault, résumant pleinement la situation : « C’est un manifeste politique, une expo d’anarchistes avec des Noirs, des marginaux qui disent qu’être capitaliste, c’est être sensible aux transformations du monde. » Si les œuvres produites par ces nouveaux mécènes de moins en moins philanthropes et leurs auteurs sont sincères, on peut se demander si elles sont encore audibles.

Gerard & Kelly, Vue de l’exposition Ruines, Carré d’Art – Nîmes

L’installation inédite Ten Thousand Recollections est une réponse à la Maison Carrée vue par Thomas Jefferson. Le Capitole de Virginie, comme la Maison Blanche, ont été construits par des esclaves. Jefferson lui-même, auteur du principe de la Déclaration d’Indépendance selon lequel « tous les hommes sont créés égaux », a possédé des esclaves toute sa vie. Au centre de l’installation trône une maquette, identique à celle commandée par Jefferson, à ceci près qu’elle est réalisée avec des cigarettes de la marque Virginia Slims et agrémentée de tabac en vrac, papier à rouler… Les paquets de cigarettes composent le socle de l’édifice, rappellent que l’esclavage a permis à la Virginie de prospérer grâce aux plantations de tabac et à son commerce.

« Chez nous, les rôles sont fluides, les frontières poreuses et les ego en morceaux, mais de manière très productive », affirme le duo. Avec une identité artistique à la croisée de la danse et des arts visuels, nourrie par la danse minimaliste, la critique institutionnelle et la théorie queer, Gerard & Kelly ne cherchent pas à créer mais simplement à être. L’exposition nîmoise ne dit pas autre chose. « Die when you die » 

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1 installé à Paris depuis 2018, où ils vivent et travaillent.
2 Jean-Marc Prévost, texte du communiqué de presse de l’exposition « Ruines Gerard & Kelly », Carré d’Art – Musée d’art contemporain de Nîmes, du 14 octobre 2022 au 26 mars 2023.
3 Citation extraite de l’entretien des artistes avec l’historien de l’art Lou Forster, op. cit.
4 Construite en 1763 sur l’emplacement de l’Hôtel de Soissons, elle fut fermée en 1854 à la suite d’un incendie.
5 Achevées en 1889 pour l’Exposition Universelle, elles sont l’œuvre de cinq peintres : Alexis-Joseph Mazerolle (1826-1889), Évariste-Vital Luminais (1821-1896), Désiré-François Laugée (1823-1896), Marie-Félix Hippolyte-Lucas (1854-1925) et Georges Clairin (1843-1919). Voir Philippe Dagen, « À la Bourse de commerce, une fresque murale très IIIème République », Le Monde, 22 mai 2021, https://www.lemonde.fr/culture/article/2021/05/22/a-la-bourse-de-commerce-une-fresque-murale-tres-iiie-republique_6081115_3246.html  
6 Jean-Marc Prévost, op. cit.
7 Roxana Azimi et Raphaëlle Bacqué, « À la Bourse du commerce, les œuvres d’une vie de François Pinault », M le Mag, 14 mai 2021, https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2021/05/14/a-la-bourse-de-commerce-les-uvres-d-une-vie-de-francois-pinault_6080231_4500055.html 
8 Le troisième président des États-Unis, de 1801 à 1809, tomba sous le charme du monument romain du Ier siècle dès sa première visite à Nîmes en 1787, au point d’en faire le modèle pour le futur capitole de l’État de Virginie, le premier de la jeune nation étasunienne. Au tout début de la guerre de Sécession, en 1861, la Confédération s’approprie le Capitole pour en faire son quartier général. Ce temple consacré aux idéaux de la civilisation occidentale devint ce que Jefferson craignait, bien qu’il le fût déjà, un « monument à notre barbarie ».  
9 Rosita Boisseau, « Gerard & Kelly, danseurs entre les murs », M Le Mag, 26 septembre 2019, https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2019/09/26/gerard-amp-kelly-danseurs-entre-les-murs_6013093_4500055.html 


Head image : Gerard & Kelly, Vue de l’exposition Ruines, Carré d’Art – Nîmes