Et la guêpe entra dans la figue à la Galerie Spiaggia Libera
De la confrontation à la symbiose.
L’exposition « Et la guêpe entra dans la figue » de CRO à la Galerie Spiaggia Libera
Pour sa première invitation curatoriale, la Galerie Spiaggia Libera a fait appel au duo CRO, formé par Alexis Loisel-Montambaux et Félicien Grand d’Esnon, qui ont proposé une exposition collective conçue comme un voyage conté à expérimenter avec nos corps, en passant « de la confrontation à la symbiose » avec des mondes non humains.
Dès l’entrée dans la galerie, un insolite jeu de regards se met en place. Une étrange sensation d’être observé·e·s s’intensifie et l’on s’aperçoit qu’il y a bien des yeux qui nous scrutent. Ce sont les multiples yeux des êtres qui peuplent les univers plastiques de Katja Novitskova et Ánima Correa. La série Earthware de Katja Novitskova interroge précisément les modalités du regard. Ces œuvres accumulent plusieurs types de vision : celui des caméras installées dans des parcs naturels, celui des animaux dont elles ont capturé les images et celui des intelligences artificielles auxquelles l’artiste a fourni ces captations. En superposant les différentes vidéos, les algorithmes ont ensuite donné forme à des images animales à mi-chemin entre le possible et le réel. L’inversion des processus d’observation est évidente : le regard non-humain des entités trans-espèces qui nous fixent s’est bien substitué au régime de visibilité régissant le dispositif de surveillance et monitorage des caméras.
Les yeux qui nous regardent sont également ceux du bestiaire marin déployé dans les œuvres de l’artiste américano-chilienne Ánima Correa, exposées pour la première fois en France. Dans son travail, l’artiste critique à la fois l’économie de l’attention occidentale (qui se concentre plus sur la technologie que sur le vivant) et la myopie extractiviste à laquelle sont finalisées les explorations du fond marin. La source lumineuse qui se réfléchit dans l’un de ces yeux, celui d’Espejito XVII: Bellyache (2023), trahit la présence du regard humain pénétré jusqu’aux profondeurs des abysses, là où il ne devrait pas y avoir de lumière. L’on se questionne alors sur lequel serait, entre les deux, le regard le plus inhumain : celui de ces « monstrueux » animaux marins ou celui de ces êtres qu’avec leurs technologies de contrôle, découverte et extraction, neutralisent des corps et des territoires en nom de l’accumulation matérielle et immatérielle du capitalisme néolibéral et de son héritage colonial ?
Le sentiment de radicale extranéité avec les hybridations animales-végétales-minérales-machiniques de ces œuvres est poignant. Afin de dépasser cette expérience frontale, il est nécessaire de continuer notre chemin dans la galerie. Contrairement à l’imaginaire de l’épistémologie occidentale, selon lequel le parcours vers la connaissance est un chemin qui mène de l’obscurité vers la lumière, l’itinéraire proposé par cette exposition suit la direction inverse : l’apprentissage de nos liens avec le monde non-humain se développe progressivement de la première salle, baignée dans la lumière, vers la dernière, plongée dans l’ombre. Nous pénétrons donc plus en profondeur dans l’espace, comme la guêpe du figuier dans la figue. On réfléchit alors au titre de l’exposition : quand la guêpe entre dans la figue, elle la pollinise, elle y pond, elle meurt, son esprit se fond à celui de la plante pour qu’il puisse en ressortir une nouvelle génération de guêpes et de fleurs. Cette symbiose devient ici la figure de tout mutualisme entre des règnes différents. Les réminiscences de la guêpe et l’orchidée deleuziennes, lorsqu’il parlait de leur « bloc de devenir » qui les unit et de leurs « mouvements asymétriques », se mélangent aux sympoïèses multispécifiques théorisées par Donna Haraway et à ses récits SF (science-fiction oui, mais aussi fabulations spéculatives). Le résultat, ce sont des hybridations inter-espèces (animales, végétales, minérales, humaines et technologiques) dont les devenirs mutuels se forment par alliance et pas par filiation, en ouvrant sur des approches renouvelées au réel.
La revalorisation de savoir ancestraux par le biais des nouvelles technologies, caractérisant la recherche de CRO, est introduite par la série Natural Origin de l’artiste Timur Si-Qin, qui a grandi entre différentes cultures : allemande, mongolo-chinoise, amérindienne et états-unienne. Dans ces œuvres, les simulations 3D des minéraux et des espèces végétales reproduites en photogrammétrie est issue des photographies et des souvenirs de l’artiste. L’outil technologique est ici vecteur de création d’alliances avec le non-humain aux échos animistes, capables de nous pousser à la reconnexion avec notre environnement. Le projet New Peace de Timur Si-Qin propose en ce sens une nouvelle forme de spiritualité laïque, éloignée des dualismes de la conscience occidentale, qui puisse faire face à l’effondrement de la biodiversité et dont l’objet de vénération seraient la créativité infinie et la vitalité de la matière organique et inorganique.
Les œuvres de l’artiste finlandaise Jenna Sutela font appel à une typologie d’êtres qui défie les tentatives de classification : les blobs. L’artiste a inséré le Physarum polycephalum – organisme unicellulaire “à plusieurs têtes” – à l’intérieur d’un labyrinthe en plexiglas ayant la forme de l’organigramme From Hierarchy to Holarchy de Brian Robertson, qui avec l’introduction de l’holacratie a repensé la structure pyramidale des entreprises. Capable de prendre des décisions complexes et de résoudre des problèmes spatiaux, le Physarum (qui grandit de façon rhizomique en se déplaçant vers sa nourriture) incarne ici des possibles formes décentralisées d’intelligence et d’organisation. Pour l’artiste, la symbiose entre l’humain et le blob se fait au moyen d’une ingestion performée, dont les traces photographiques évoquent la consommation du LSD et ses états modifiés de conscience.
L’installation de l’artiste, activiste et éducatrice chilienne Patricia Domínguez touche également au motif de la pyramide, sauf qu’ici cette figure symbolise les liaisons entre ciel et terre. À son dessin mural, évoquant le minéral du granit, se superposent des éléments synthétiques qui font signe vers le monde végétal, comme la tresse de cheveux qui renvoie aux lianes de l’ayahuasca. La vidéo Matrix Vegetal (2022) est issue de l’interprétation artistique de Patricia Domínguez de son apprentissage mené au Pérou auprès d’Amador Aniceto, un guérisseur et curandero de Madre de Dios. Sous sa direction, elle a activé un processus intime de connexion avec les multiples esprits du monde végétal et avec le langage plus qu’humain de la terre. Elle a donc cherché à se déconnecter temporairement de la « matrice numérique », en activant une alliance avec les plantes et leur « matrice végétale ». La vidéo met en place des modalités du regard qui s’opposent à celles proposées au début de l’exposition : la fiction onirique, la vision chamanique, la perception du monde quantique et spirituel se mélangent. Tout le corps étant engagé, c’est également le sens du toucher qui devient prééminent (les feuilles du Mimosa pudica se rétractent au contact avec les doigts de la performeuse) et les communications inter-espèces se font grâce à des devenirs-animaux (avec un pétale de fleur posée sur son nez en guise de bec, le personnage échange avec un perroquet). La symbiose techno-végétale est enfin accomplie lorsqu’on rentre littéralement dans les fleurs de Datura, jusqu’à voir au microscope ses mouvements cellulaires.
Sans tomber dans une exaltation trans-humaniste de l’augmentation des corps humano-technologiques, les artistes de cette exposition font appel à l’augmentation de nos états de conscience et spirituels. Iels montrent que ces spiritualités augmentées peuvent bien se déployer dans le cadre des développement technologiques, à condition qu’une pratique de guérison et de décolonisation des outils digitaux soit opérée. Comme montré par les recherches artistiques et curatoriales menées par CRO, cette démarche demeure nécessaire afin de ne pas reperpétrer dans et à travers le domaine technologique les massacres épistémicides et écocidaires de l’histoire occidentale.
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Head image : Vue d’exposition « Et la guêpe entra dans la figue », installation de Patricia Domínguez, Spiaggia Libera, Paris, 2024
- Publié dans le numéro : 107
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- Du même auteur : Antoine Donzeaud à la galerie Spiaggia Libera, Le collectif Bones & Clouds à la Galerie Da-End, Anna Tuori chez Suzanne Tarasieve, Mamma Andersson chez Zwirner,
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