r e v i e w s

Clarisse Hahn

par Camille Paulhan

Nature, Jungle, Paradis, CRP/, Douchy-les-Mines, 17.03-27.05.2018

Des images nous reviennent immédiatement à l’esprit face aux sérigraphies peintes de la série Mises en scène (2015) : un Christ aux outrages, baissant les yeux, moqué par ses bourreaux qui le désignent en le montrant du doigt. Mais le perizonium a été remplacé par un short rayé, le Christ arbore des tatouages et ses bourreaux, aux mines sévères et aux visages fort jeunes, ont les yeux floutés. Les œuvres de Clarisse Hahn ont souvent un air de déjà-vu, de répétition d’images largement enfouies dans l’imaginaire collectif. Mais loin d’héroïser le jeune délinquant dont la photographie est parue dans la presse thaïlandaise et de le transformer en incarnation messianique éthérée, il s’agit plutôt de nous inciter à faire un pas de côté par rapport à nos attendus.

Le titre de l’exposition que l’artiste présente actuellement au Centre régional de la photographie de Douchy-les-Mines en témoigne bien : « Nature, Jungle, Paradis », autant de mots qui ne peuvent que résonner comme autant de clichés, de pièges à images qui convoquent un imaginaire fantasmé jusqu’à l’écœurement. Clarisse Hahn, justement, est allée photographier la jungle au Panama. C’est la jungle, « comme il faut », verte, luxuriante, avec des palmiers et des oiseaux de paradis, conjointement d’un exotisme torride et d’une banalité absolue. L’artiste, toutefois, ne présente pas ces images de façon autonome mais couplées à d’autres représentations. Tout d’abord, à des photographies de corps, pas exactement « comme il faut » : tatoués, sur les bras, le torse ou les mains, des corps qui ne peuvent donc être accusés de neutralité. Dans leurs mains, présentés à notre intention, différents livres ouverts : on y voit, par exemple, un livre d’ethnologie sur la supposée primitivité des Tasaday, groupe indigène philippin dont la « découverte » en 1970 fut dénoncée plus tard comme une mystification. On y voit également une Bible des témoins de Jéhovah en langue maya tzotzil, figurant le baptême du Christ dans un Jourdain aux teintes pastel soudainement très sud-américaines. Ou encore un livre de gymnastique allemand du milieu des années 1930 imprimé en lettres gothiques, dévoilant les corps d’athlètes nus aux musculatures nettement dessinées. Cette série intitulée NATÜR (2018), produite par le CRP et exposée pour la première fois, manifeste bien cet impossible – et insupportable, par les temps qui courent – fantasme de pureté, de retour à une prétendue nature qui serait celle des corps dans leur état de nudité.

Des corps nus, en voilà justement dans le film Los Desnudos (2012), courte chronique évoquant les manifestations de paysans mexicains, spoliés par le gouvernement et dépossédés de leur terre. Afin d’attirer l’attention des médias nationaux comme internationaux, ces derniers, hommes comme femmes, se sont dénudés, seulement vêtus d’un cache-sexe en forme d’écriteau rappelant leurs revendications. Une femme, notamment, évoque plus précisément non ce que signifie cette mise à nu mais ce qu’elle implique en matière de sacrifice : « Être nues, c’était comme pleurer », dit-elle à propos du groupe de femmes, moins nombreuses que les hommes mais en tête de cortège. Pleurer à cause de leur honte face aux passants, face à leur propre famille ou à leurs enfants ; il ne s’agit pas là d’un activisme de type Femen, jouant sur la capacité des médias à être d’emblée séduits par les corps dont ils quémandent les actions. Et puis, ajoute la meneuse, « Notre peau, c’est la seule chose qu’on ne peut pas nous enlever ». La fragilité se lie ici à la puissance, à la capacité des êtres à reprendre en main leur corps afin d’en faire, plus qu’un bouclier, un instrument tranchant.

Qu’elle s’intéresse aux paysans pauvres d’origine indienne de l’état de Veracruz ou – dans la même série de films intitulée Notre corps est une arme – aux militantes kurdes usant de la grève de la faim comme moyen de pression, Clarisse Hahn ne se veut jamais complaisante. Sans avoir peur des gros plans et de la maladresse, elle ne dissout pas son propos dans le pathos. En cela, on ne peut s’empêcher de penser à Nil Yalter filmant, il y a une quarantaine d’années, des émigrés portugais ou kurdes, loin de toute esthétique charitable et infantilisante.

Il faut donc, toujours, demeurer sur ses gardes : et même lorsque l’artiste utilise des photographies issues de la collection du CRP dans cette exposition, elle ne cesse de réinterroger leurs sources : les hommes qui prennent leur pause dans l’usine sidérurgique de Denain – la ville voisine – au début des années 1950, sont-ils représentés avec justesse ou servent-ils un discours d’entreprise paternaliste ? Et cette photographie de l’usine, prise par une jeune ouvrière depuis l’extérieur, à travers les hautes herbes, ne montre-t-elle pas des miradors plus que des chevalements d’acier ?

On pourrait objecter que le travail de Clarisse Hahn est purement spéculatif, que c’est elle qui ne cesse de débusquer la surveillance, l’oppression ou la manipulation. Certes. Mais il faut croire que la spéculation est aussi le préambule à tout dessillement du regard et, sans doute, à toute capacité de révolte.

(Image en une: Clarisse Hahn, extrait de la série NATÜR, 2018. Photographie, 120 x 80 cm. Production CRP/. © Clarisse Hahn.)


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