Cécile B. Evans, Sprung A Leak
M-Museum, Leuven, 11.06 — 19.11.2017
Si la transparence n’est pas encore d’actualité, l’heure n’est pas à la rétention dans une société qui fuit de partout. Cerveaux, capitaux, données, etc. : tout fout le camp. Faut qu’ça coule ! De l’encre et des larmes — fussent-elles virtuelles. Force est de constater que médias et réseaux sociaux contribuent fortement à cet épanchement généralisé, non seulement de l’information mais aussi, et souvent simultanément, de l’émotion. Elle envahit l’espace social et prend le pas sur la raison et l’action, au péril de la démocratie et de la pensée1, l’omniprésence des nouvelles technologies catalysant ce prêt-à-ressentir à portée de clic qui participe d’une fabrique de l’émotion. Il semble que l’on assiste chaque jour à une mise en scène du quotidien, pris dans une logique, perpétuellement abreuvée, pour ne pas dire submergée, de théâtralisation voire de dramatisation.
Il n’est pas anecdotique de savoir que Cécile B. Evans a une formation d’actrice et, avant de s’auto-former aux arts visuels, a ainsi évolué dans le champ du spectacle, du jeu. Elle en a conservé une attention particulière aux modes d’expression, de représentation, de circulation et de (sur)valorisation de l’émotion au sein de nos sociétés contemporaines et de leurs « appareils », mus dans une oscillation permanente entre vrai et fake, réel et virtuel. Dans son travail, images en mouvement et vidéos ont progressivement laissé la place à des installations immersives dont Sprung A Leak, préalablement présentée à la Tate Liverpool en 20162, constitue la première expérience d’installation-performance développée à une telle échelle.
Il s’agit d’une pièce de théâtre automatisée en trois actes et dix-huit minutes3 dont les personnages présents « sur scène » ne sont autres que deux robots humanoïdes en « libre » circulation (A Plot et B Plot) et un robot-chien parqué (C Plot). S’y ajoutent principalement, par écrans interposés, trois pole dancers humains (User 1, User 2 et User 3) et Liberty, une bloggeuse beauté virtuelle en péril qui fait chavirer les cœurs artificiels — et en particulier celui de C Plot. Sur fond de love story canine, d’un mystérieux sommet et d’une pool party qui part en vrille, un flot quasi ininterrompu d’événements plus ou moins violents et d’informations se déverse et se manifeste via des images diffusées sur une multitude d’écrans répartis aux murs, occasionnant affects, bugs, black-outs et autres fuites que vient matérialiser une fontaine située au centre de l’espace, régurgitant à intervalles réguliers. Pour sauver Liberty, robots et humains doivent se serrer les coudes en vue de remonter le temps et de réinitialiser le système.
Ctrl+Z. Reset
À la fin du troisième acte, surgit sur les écrans La Liberté guidant le peuple (1830) d’Eugène Delacroix : l’image, fixe, d’un mouvement révolutionnaire, d’une (é)motion populaire. Le célèbre tableau symbolise ici une forme de révolution cybernétique au profit d’une notion profondément humaniste, espèce menacée incarnée par une animation numérique représentant une femme sans bras — mais avec des mains — qui, dans un mix étrange entre mutilation et greffe, convoque le transhumanisme et avec, la question de la performance, artificielle et humaine. Dans cette fiction tragi-comique imbibée de réel soulignant l’interdépendance entre les hommes et les machines comme leurs défauts et limites respectifs, Cécile B. Evans juxtapose les deux tendances d’un même paradoxe contemporain bourré de contre-addictions : extinction et profusion, manque et trop-plein. Agir ou réagir, telle est la question.
1 Voir Anne-Cécile Robert, « La Stratégie de l’émotion », Le Monde diplomatique, février 2016, p. 3. https://www.monde-diplomatique.fr/2016/02/ROBERT/54709
2 Il s’agit d’une coproduction entre Tate Liverpool, M-Museum Leuven et Haus der Kunst à Munich où elle sera présentée en 2018.
3 Si la pièce, jouée en boucle, est visible en continu, une pause « syndicale » quotidienne d’1h30 sert à littéralement recharger les batteries des robots-acteurs. Intéressant en regard du rapport homme / machine et des notions de performance et de digital labour.
(Toutes les images : Cécile B. Evans, « Sprung A Leak », M – Museum Leuven, 2017. Photo : Dirk Pauwels. Courtesy Cécile B. Evans ; Galerie Emanuel Layr, Vienne / Rome.)
- Publié dans le numéro : 84
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- Du même auteur : Isabelle Cornaro, Cosmogonies, au gré des éléments, Anne Collier, Dominique Petitgand,
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