r e v i e w s

Canibalia

par Alexandrine Dhainaut

Kadist Art Foundation, Paris, du 6 février au 26 avril 2015

À contre-pied de ce à quoi l’on pourrait s’attendre avec pareils titre et sujet, « Canibalia » joue la carte de l’anti-spectaculaire. D’abord, par un mur blanc transversal placé dans l’entrée du lieu qui vient littéralement faire écran. Démesurément grand, il porte la minuscule inscription noire signée de l’artiste suédois Runo Lagomarsino : « This wall has no image but it contains geography ». Il sera donc question de territoire, de géographie, d’histoire et d’anthropologie, l’exposition prenant comme toile de fond la conquête des Caraïbes (du mot cariba qui, déformé, devint caniba…) par Christophe Colomb aux xve et xvie siècles. Cannibalisme comme conceptions sociétale et politique suprématistes venues d’Europe donc, mais aussi comme concept de l’altérité (tel que développé par Oswald de Andrade, essayiste brésilien qui développa la philosophie anthropophagique) que les travaux d’artistes nord et sud-américains et européens interrogent ici. Au verso du mur-écran blanc, un ensemble d’œuvres présentées sur fond vert et motifs de vieilles gravures, rejouent ou documentent les clichés sur lesquels purent s’appuyer les discours de domination, la pratique anthropophage justifiant alors l’esclavagisme. « Le cannibalisme choque, affecte les représentations d’une population colonisée et formée par la culture européenne […]. Néanmoins et paradoxalement, il s’agit […] d’un primitivisme qui respecte entièrement autrui, par exemple, ne le faisant pas son esclave, qui ne transforme pas son prisonnier de guerre en esclave », écrivait de Andrade. Qui, entre le colon et le natif, est alors le cannibale de l’autre ? Deux visions s’opposent, ce que Runo Lagomarsino résume parfaitement, inscrivant sur un tas de feuilles à emporter : « If you don’t know what the south is, it’s simply because you are from the north ».

Canibalia, vue d’exposition, 2015, Kadist Art Foundation, Paris. Photo : Aurélien Mole.

Canibalia, vue d’exposition, 2015, Kadist Art Foundation, Paris.
Photo : Aurélien Mole.

L’Indien d’Amérique devient, par les représentations issues des récits des explorateurs, ce stéréotype du déviant, aux pratiques sexuelles et protéinées répréhensibles comme l’expriment le Nefandus (en référence aux pecados nefandos, péchés inavouables ou crimes abominables) de Carlos Motta et la sculpture chromée de Candice Lin, (Hunter Moon /Inside Out), obscénité des entrailles et du sexe apparents. Le cannibalisme est envisagé du point du vue du désir. En écho à sa ronde de sodomites, Hasta una historiografia homoerotica #12, la vidéo The Defeated de Carlos Motta montre en caméra subjective une progression au cœur de la jungle colombienne et décrit en off le meurtre par balles d’indigènes esclaves par des conquistadores espagnols après que ces derniers les eurent vus accomplir un rituel homo-érotique. Être pêcheur aux mœurs abominables, l’indigène est de manière contradictoire toujours orné de motifs floraux que le dessin Birth of a Nation (Candice Lin), les Murs tatoués et la gravure Indios, mujeres y maricas (collectif Jeleton) viennent rappeler. Dans ses recherches autour du récit muséal, Manuel Segade montre également comment le mythe du sauvage nourrit l’imaginaire collectif : dans les archives diapositives du musée de l’Afrique centrale à Tervuren en Belgique, on découvre l’homme africain sous les traits de L’Homme léopard, anthropophage donc, sur le point d’attaquer une victime. On apprend que cette sculpture de bronze du début du xxe siècle a été propagée via Hergé qui avait repris cette figure dans Les Aventures de Tintin au Congo. De nombreux clichés irriguent également les pièces de l’installation Ojos imperiales de Pablo Marte qui présente une vidéo un brin foutraque, faisant le grand écart entre la question de l’esclavagisme, les représentations aberrantes des indigènes aux torses-têtes ou têtes de chiens, et la mythologie grecque avec Polyphème, le cyclope anthropophage de l’Odyssée, Télémaque et Ulysse. L’indistinction entre père et fils décrite dans le texte qui jouxte la vidéo fait glisser la notion de cannibalisme vers le terrain psychanalytique, traitant de la recherche du père dans le fils et inversement et, plus généralement, de l’assimilation de l’autre. Pedro Neves Marques, grand admirateur d’Oswald de Andrade, revient sur l’anthropophagie comme hommage et reconnaissance de l’autre : dans la vidéo Where to sit at the dinner table? il s’appuie sur le rituel des Tupi, terribles guerriers, pour qui manger l’autre signifiait consommer son altérité. Film complexe (trop), mêlant images d’archives, anthropologie, écologie et économie, objet à plumes et graphisme en surimpression, voix off en anglais et portugais, flicker et musique répétitive avec de vrais morceaux de Terry Riley dedans, il vient clore un parcours intéressant et ouvert sur d’autres champs de recherche, d’autres ancrages culturels, mais qui s’est un peu obscurci en cours de route.

Commissariat : Julia Morandeira Arrizabalaga ; avec : Théodore de Bry, Jeleton, Runo Lagomarsino, Candice Lin, Pablo Marte, Carlos Motta, Pedro Neves Marques, Manuel Segade, Daniel Steegmann Mangrané.


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