r e v i e w s

Betye Saar, Serious Moonlight

par Guillaume Lasserre

Frac Lorraine, Metz
Commissariat de Stephanie Seidel, ICA Miami
Du 9 septembre 2022 au 22 janvier 2023

Première exposition monographique en France de l’artiste afro-américaine Betye Saar, 96 ans, « Serious moonlight », présenté au Frac Lorraine à Metz, est l’occasion de plonger dans soixante ans d’installations immersives qui invoquent, en faisant appel à la force évocatrice d’objets trouvés, l’identité noire et le féminisme intersectionnel sur la côte ouest américaine des années soixante à aujourd’hui. Figure emblématique du Black Arts Movement, elle aborde tout au long de sa carrière les questions de race et de genre, construisant une œuvre à dimension politique à travers sa pratique artistique et militante, inventant un univers pluriel inspiré de rites et mythes spirituels. Betye Saar débute sa carrière dans le design avant de se tourner vers les assemblages et les installations à partir des années soixante. Si les premiers sont emblématiques d’un art féministe afro-américain, les secondes, de dimensions monumentales, sont redécouvertes et exposées ici pour la première fois depuis des années.

Betye Saar Gliding into midnight, 2019, Celestial Universe, 1988. Courtesy de l’artiste et Roberts Projects, Los Angeles
Vue d’exposition Degrés Est, septembre 2022 – janvier 2023
49 Nord 6 Est – Frac Lorraine, Metz. Photo Fred Dott

Betye Irene Brown est née le 30 juillet 1926 à Los Angeles. Sa famille déménage à Pasadena, au pied des montagnes de San Gabriel, à l’est de la ville, en 1930, peu de temps avant le décès de son père l’année suivante. Très jeune, elle expérimente diverses approches de fabrication d’objets à la faveur de cours d’art et d’artisanat dispensés par la ville de Pasadena. Elle se forme d’abord en design au Pasadena City College, avant d’être transférée en design d’intérieur à UCLA (University of California Los Angeles) d’où elle est diplômée en 1949. Une formation en gravure va déplacer sa pratique vers les arts visuels. Ses expérimentations des années soixante, dans lesquelles elle combine gravures et dessins à d’autres pièces à l’image de photographies trouvées ou chinées au marché aux puces de Rose Bowl, ou qu’elle place dans le cadre d’une fenêtre préalablement compartimentée, la conduisent à adopter un art de l’assemblage qui lui permet d’élaborer des œuvres composites dans lesquelles l’intime se mêle au politique. Bientôt, la mémoire, la nostalgie et l’histoire se confondront avec ses objets personnels et familiaux. Après la visite de l’exposition de Joseph Cornell (1903-1972) en 1967 au Pasadena Museum of Art, Saar abandonne les cadres de fenêtre pour enfermer ses objets dans des boites, délimitant un peu plus leur fonction symbolique. Au même moment, elle y introduit des éléments cosmologiques et des figures allégoriques à la recherche d’une « atmosphère occulte ». Au début des années soixante-dix, elle fait partie d’un groupe d’artistes à Los Angeles parmi lesquels David Hammons, Houston Conwill ou Senga Negundi, qui relient leur pratique artistique à celle du rituel en tant qu’action symbolique. À l’instar de David Hammons, Betye Saar définit le rituel comme le « fait de faire de l’art ». Les installations s’inspirent de ses voyages effectués au cours des années soixante-dix à Haïti, au Mexique et au Nigéria – bien qu’elle ne voyage en Afrique qu’en 1977, elle s’intéresse à l’art africain depuis sa visite du Field Museun à Chicago en 1970 en marge de la conférence nationale des artistes. Les ensembles présentés à Metz convoquent la spiritualité autour de récits complexes. 

Betye Saar House of Fortune, 1988. Courtesy de l’artiste et Roberts Projects, Los Angeles
Vue d’exposition Degrés Est, septembre 2022 – janvier 2023
49 Nord 6 Est – Frac Lorraine, Metz. Photo Fred Dott

Réalisée en 1988, « House of fortune », littéralement maison de bonaventure, reflète l’intérêt de Betye Saar pour la chiromancie, le tarot, le hasard, la cosmogonie. La scène, énigmatique, est composée de deux chaises, une table sur laquelle sont posées des bougies et des runes à usage divinatoire. On y distingue également l’empreinte des mains de l’artiste, suggérant une séance de spiritisme. Des drapeaux représentant les quatre éléments, des dessins et des sequins réalisés par des artistes haïtiens et représentant des symboles, trouvent leur origine dans différentes traditions religieuses qu’elle syncrétise. « Il s’agit d’une seule planète et de la façon dont chacun y contribue par ses origines ethniques ou ses pratiques culturelles » explique l’artiste. 

Présenté pour la première fois depuis trente ans, « Oasis » (1984), contenu dans un néon en lettres manuscrites accroché au mur, donne à voir des sphères en verre soufflé de tailles et de couleurs différentes, pareilles à des grosses billes, pièces d’un jeu de hasard éparpillé dans un paysage de sable. Au centre, une chaise pour enfant en osier rose disparait partiellement recouverte de boutons de rose et de bougies d’anniversaire. Saar compose ici un mémorial à l’enfance, à la fois lieu-refuge et seuil de la vie adulte, reflétant le passage du temps. Presque en vis-à-vis, « Wings of Morning » (1987-92) prend des allures d’autel, un espace dédié à la mémoire de défunts qui nous invite à nous souvenir de nos proches en déposant une offrande, en faisant une œuvre en perpétuelle transformation. Tandis qu’une robe de mariée fantomatique emmène dans le sillage de sa traine des voiliers miniatures, chacun posé sur un diagramme de Brookes, dans la sculpture « Brides of boundage » (Mariées à l’esclavage, 1998), présentée dans la salle précédente. Cet héritage de l’esclavage s’exprime pleinement dans « Gliding into Midnight » (2019) composé d’un canoë rempli de mains en céramique suspendues au-dessus du schéma d’un navire utilisé lors de la traite transatlantique des esclaves. La violence des siècles passés n’est pas encore oubliée. 

Au début de l’exposition est présentée la pièce « Jim Crow » (2017) de Cameron Rowland, acquise temporairement par l’institution messine, et liée aux traces laissées par l’esclavage dans nos sociétés, entre autres, par le biais des lois régissant la propriété. Elle entre à bien des égards en résonnance avec l’œuvre de Betye Saar, que ce soit sa notion de ready-made ou sa qualité de support mémoriel d’un système de domination. Elle témoigne aussi de l’intérêt des jeunes générations pour l’art pionnier de Betye Saar dont le travail révèle de nombreuses vérités inconfortables sur nos sociétés et nos cultures qu’elle examine de façon critique à partir de points de vue historiques, sociaux et personnels.

Avec « Serious moonlight », le Frac Lorraine poursuit son étude des langages visuels nourrie par les diasporas, interrogeant les canons occidentaux et les histoires qui les portent. 

1 L’exposition a été présentée auparavant à l’Institute of Contemporary Art de Miami et sera montrée au Kunstmusem Luzern en 2023.
2 Également connu sous l’acronyme BAM, c’est un mouvement culturel afro-américain qui voit le jour dans les années soixante, dans le contexte des luttes pour l’égalité des droits civiques, du Black Power et de Black is beautiful. Il décline à la fin des années soixante-dix. 
3 Courtney J. Martin, « Betye Saar », in Now Dig This!: Art and Black Los Angeles 1960–1980, catalogue en ligne de l’exposition éponyme qui a eu lieu au Hammer Museum, Los Angeles, du 2 octobre 2011 au 8 janvier 2012, avant sa venue au MOMA PS1 et au Williams College Museum of Art, Williamstown, Massachussetts, https://hammer.ucla.edu/now-dig-this/artists/betye-saar Consulté le 2 décembre 2022.
4 L’assemblage est répandu au sein de la communauté artistique de Los Angeles. Il va être officiellement reconnu à la faveur de l’exposition The Art of Assemblage organisée en 1961 par le Museum of Modern Art de New York.
5 Le Brookes est un navire britannique affecté à la traite négrière dont les plans montrant l’arrimage d’esclaves ont été dessinés de façon très détaillée et diffusés à la fin du XVIIIème siècle par la Society for Effecting the Abolition of the Slave Trade (Société pour l’abolition de la traite) afin de lutter contre l’esclavage. Le diagramme de Brookes est devenu le symbole de l’histoire et de l’héritage de la traite des esclaves. Voir « The Brookes – visualising the transatlantic slave trade », in 1807 Commemorated, The abolition of the slave trade, Institute for the Public Understanding of the Past , and the Institute of Historical Research, The University of York, 2007, https://archives.history.ac.uk/1807commemorated/exhibitions/museums/brookes.html Consulté le 9 décembre 2022.

Head Image : Betye Saar Oasis, 1984-2019. Courtesy de l’artiste et Roberts Projects, Los Angeles
Vue d’exposition Degrés Est, septembre 2022 – janvier 2023
49 Nord 6 Est – Frac Lorraine, Metz. Photo Fred Dott