Wael Shawky – Dry culture Wet culture

par Vanessa Morisset

Wael Shawky
Dry culture Wet culture

M Leuven, Louvain

Du 11.03 – 28.08.2022

Artiste égyptien originaire d’Alexandrie, où il vit et travaille encore aujourd’hui, Wael Shawky a exposé, entre autres, à la dOCUMENTA de Kassel en 2012, à la Biennale de Sharjah en 2013, au PS1 de New York en 2015, au Castello di Rivoli de Turin en 2016… Il est actuellement représenté par la Lisson Gallery de Londres. En France, il a participé à quelques événements et expositions, notamment au festival de Marseille en 2019 et à « Notre monde brûle » au Palais de Tokyo en 2020, mais n’a pas encore eu d’exposition monographique qui déploie l’ampleur, tant conceptuelle que plastique, de ses projets en les mettant en regard les uns avec les autres. Pour voir actuellement une belle exposition de cet artiste de renommée internationale, il faut se rendre en Belgique.

Wael Shawky, Cabaret Crusades: The Capture of Constantinople in 1204 (after Jacopo Tintoretto, 1580-1605),  2018 Hand-carved wood, paint, goldleaf 330 x 400 cm 

Étant donc lui-même en dialogue avec les quatre coins du monde, il travaille sur les échanges culturels entre l’Occident et le Moyen-Orient – l’Égypte étant traditionnellement au moins autant tournée vers l’Asie que vers l’Afrique. Et puis, Wael Shawky a grandi en Arabie Saoudite, un pays dont il connaît bien l’histoire – depuis l’époque où le commerce se faisait en traversant le désert jusqu’à la découverte des gisements de pétrole. Le titre de l’exposition, « Dry Culture Wet Culture », renvoie à cette histoire de manière large, évoquant également l’invention de l’irrigation, qui va de pair avec la sédentarisation. Mais on peut penser aussi à la culture actuelle de la liquidité (le « cash-flow ») et de la fluidité, ce mot que l’on entend aujourd’hui à tout va. Le sec et le mouillé symbolisent le solide et le fluide, l’ancien et le contemporain. Dans un entretien filmé présenté à l’entrée de l’exposition, l’artiste explicite sa réflexion par le biais d’un autre mot, celui de « migration », qu’il entend, là encore, dans un sens large, en prenant en compte ses acceptions sémantique, historique et spatiale et en renvoyant aux déplacements du Prophète en Islam décrits dans le Coran, au nomadisme des bédouins ou aux phénomènes migratoires actuels. Ainsi, l’une des caractéristiques de sa démarche est de considérer les échanges culturels tels qu’ils ont été déterminés au fil de l’Histoire mais, plus encore : par l’Histoire, c’est-à-dire par les faits et l’interprétation qui en a été donnée (comme vraie). Par exemple, son grand projet intitulé Cabaret Crusades, qui occupe plusieurs salles de l’exposition, est basé sur les conséquences des récits de croisades faits par les Occidentaux sur les échanges culturels ultérieurs. Wael Shawky renverse ces récits en s’appuyant sur le livre d’Amin Maalouf, Les Croisades vues par les Arabes ; en ce sens, son œuvre ouvre un point de vue critique sur l’Histoire et peut être rapprochée de celle de Walid Raad, plus exposé et plus connu en France, qui écrit l’histoire en tant qu’artiste (1). 

Au M de Leuven, cinq grands espaces présentent des installations et des vidéos, avec un effet d’aller-retour dans le temps et dans l’espace des plus spirituels, que l’on devine au fil de la visite mais que l’on comprend surtout à la fin (et qui invite par conséquent revenir au début). 

Dans la première et la dernière salle, deux sculptures-architectures introduisent et concluent l’exposition. Plus exactement, la première nous guide à l’intérieur de l’univers de l’artiste quand la seconde nous raccompagne au seuil du paysage de la ville médiévale de Louvain. Comme deux sœurs, elles se répondent et se complètent, faisant partie du même projet : The Gulf Project Camp, qui traduit, par des constructions en des matériaux très spécifiques (le graphite, le goudron), la persistance (la résistance ?) de formes traditionnelles dans la société post-industrielle. Dans une salle aux murs peints en rose, la première installation – dont le sous-titre est The Wall #2 –, est comme un labyrinthe de murs noirs en graphite, rugueux, odorants, dans lequel on pénètre pour aller à la rencontre d’une sorte de stèle en nacre qui rappelle les perles que les pêcheurs de la côte arabique commercialisaient avant l’âge du pétrole. Un écrin brut renferme un trésor délicat. Mais ce n’est pas tout. Sur une partie du labyrinthe, une extension en toile de tente a été ajoutée pour évoquer le mode de vie nomade de la région. La couleur noire du graphite, de même que sa texture terreuse, symbolisent le caractère fossile du pétrole, provenant de la décomposition de matières à teneur de carbone. 

Wael Shawky, Cabaret Crusades: Drawing #614, 2021 Graphite, Ink, oil, mixed media on cotton paper 57.2 s 76.2 cm 

À l’autre bout de l’exposition, une deuxième grande installation – celle-ci sous-titrée Drama –, occupe un coin d’une salle aux murs peints en jaune, et s’étend au sol jusqu’aux pieds des baies vitrées. Recouverte de goudron, elle ressemble à l’ombre d’une ville traditionnelle constituée d’une accumulation de maisons. La cité rapportée dans l’espace d’exposition entre en dialogue avec la ville de Louvain, visible au travers des baies : une ville de briques rouges, médiévale, incarnant l’époque de l’essor du commerce européen. Cette confrontation nous transporte du présent au passé, d’aujourd’hui à l’époque des Croisades. 

Des croisades, nous l’avons dit plus haut, il en est tout particulièrement question dans l’œuvre de Wael Shawky. De 2010 à 2015, l’artiste a réalisé un cycle de trois films : The Horror Show File, The Path to Cairo et The Secrets of Karbalaa – ce dernier étant projeté au M. L’ensemble raconte les croisades du point de vue des peuples arabes, grâce à un procédé qui permet de créer, vis-à-vis des spectateur·trice·s de l’ici et maintenant que nous sommes, un effet de merveilleux autant que de distanciation. Les personnages du film sont ainsi incarnés par des marionnettes traditionnelles, fabriquées par l’artiste dans un atelier de Murano (pour celles du dernier film de la trilogie), qui apportent aux images des jeux de reflets et d’éclats, quelque chose de fragile et précieux que l’on a envie d’aimer. Quelques-unes de ces marionnettes sont d’ailleurs exposées sur une grande table à l’entrée de la salle de projection, comme prêtes à passer de la réalité à la fiction. 

Autre salle, aux murs bleus cette fois, autres médiums. Dans le prolongement de ces trois films, Wael Shawky a poursuivi son travail autour des croisades avec de grandes peintures sur bois sculpté et des dessins qui racontent, à la manière des peintures d’histoire, des épisodes connus des expéditions en Orient, notamment la prise de Constantinople. Le titre de l’un des tableaux est plus précisément Cabaret Crusades. The Capture of Constantinople in 1204 after Tintoretto. Il indique qu’il s’agit autant d’une représentation traditionnelle que d’un « after », à la manière de ce qui se faisait dans les grands ateliers qui ont marqué l’histoire de l’art, mais aussi des plus récents appropriationnistes (les « After » de Sherrie Levine ?). Comme toujours chez Wael Shawky, l’ancien et le contemporain se chevauchent et s’éclairent mutuellement. 

C’est encore le cas de manière remarquable dans une vidéo tournée lors d’une résidence à Amsterdam en 2005 (projetée dans une salle noire, comme il se doit, mais dont le générique et les sous-titres en vert pomme apportent à l’étape sa couleur propre…). Intitulée The Cave, elle montre l’artiste, face caméra, dans les allées d’un supermarché, au milieu de panneaux indicateurs, de prix ou de promotions, récitant en arabe un passage du Coran dans lequel un groupe de personnes persécutées pour des raisons religieuses se serait réfugié dans une grotte et n’en serait sorti que trois cents ans plus tard. La vidéo suggère une augmentation de ce laps de temps, comme si le groupe n’avait quitté la grotte qu’aujourd’hui. Allégorie de la résurrection dans le Coran, l’histoire devient ici une allégorie du principe diachronique sur lequel repose le travail de Wael Shawky. 

En parcourant l’exposition de salle en salle : aux murs successivement roses, bleus, verts et jaunes, on voyage dans le temps et dans l’espace, mais aussi dans l’histoire que l’on a apprise et qui est à remettre en cause. On découvre un art qui emprunte au local tout en s’inscrivant dans l’international, à la fois techniquement, économiquement et métaphoriquement – à l’image des sujets dont il traite. Mais c’est une œuvre qui peut aussi être envisagée comme une contribution à une réflexion actuelle sur l’orientalisme du point de vue d’un artiste qui se réapproprie un regard, celui porté par l’Occident sur l’Orient.

Vanessa Morisset

  1. Cf. Mon intervention au colloque « Le Temps exposé » au Carré d’art de Nîmes, organisé par Natacha Pugnet en 2013 : « Comment on écrit l’histoire (quand on est artiste). Walid Raad et les guerres du Liban. », publication des actes, ESBA Nïmes, 2015.

Image en couverture: Wael Shawky, Cabaret Crusades III: The Secrets of Karbalaa, 2015 HD Film, colour, sound, English subtitles 120 minutes


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