Un énoncé surpris par hasard, Lytle Shaw

par Vanessa Morisset

La manière dont la soixantaine de pages de ce petit livre d’apparence modeste retrace les tenants et aboutissants surprenants d’un moment singulier de l’histoire de la poésie est assez remarquable. Publié par la toute jeune maison d’édition Même pas l’hiver dont on a déjà envie qu’elle dure des saisons et des saisons (fondée par François Aubart et Camille Pageard), Un énoncé surpris par hasard, de Lytle Shaw, écrivain et chercheur américain enseignant à la New York University, part d’un fait qui aurait pu être banal mais a été à bien des égards décisif, au point qu’il est énoncé dès la première de couverture du livre : en 1965, Bob Dylan offre à Allen Ginsberg un magnétophone.

À partir de là, l’auteur montre comment l’importance accrue de l’oralité dans la pratique de la poésie contemporaine (on peut rappeler par exemple la confidence du poète américain Kenneth Rexroth « j’ai passé ma vie à essayer d’écrire comme je parlais »[1] ), qui la rapproche d’autres formes artistiques expérimentales processuelles telles que la performance, a pu amener certains poètes à pratiquer leur art « en compagnie » de la police, oui, la police, contrainte d’écouter nuit et jour leurs propos avec la plus grande acuité…

Du point de vue esthétique, le cadeau de Dylan n’est pas si inattendu et Lytle Shaw le situe au sein d’une petite histoire de la poésie enregistrée, surtout par rapport aux recherches de Jack Kerouac pour composer Sur la route sous la forme d’un flux continu de langage parlé, ainsi que certains autres textes de la fin des années 1950 où l’écrivain a littéralement transcrit des conversations enregistrées. De plus, l’achat de ce magnétophone a lieu avant le départ de Ginsberg pour une traversée de l’Amérique en combi Volkswagen, ce qui situe par conséquent son initiative sur la double trace, parole enregistrée et road trip, de Kerouac.

Lytle Shaw, Un énoncé surpris par hasard. Surveillance étatique et poésie expérimentale dans les Etats-Unis des années 1960, Editions Même pas l’hiver pour la traduction française de Jean-François Caro, 2022.

Mais selon Shaw, là où l’usage de l’enregistrement va devenir spécifique et fort intéressant chez Ginsberg, c’est qu’étant donné l’époque de son voyage, les années 1960 et non plus les années 1950, il se transforme en un outil critique. En effet, d’une part, si Kerouac a déjà largement ouvert son texte aux bruits du monde, en intégrant notamment la musicalité de l’autoradio à l’ivresse de son récit, « pour Ginsberg, une décennie plus tard, la pulsation rythmique de la radio n’est plus cet aimant incantatoire permettant de traverser une Amérique secrète aux infinies potentialités. Désormais, les comportements inconscients encouragés par la radio (soutien à la guerre du Vietnam, consumérisme, expression de fausses émotions) constituaient précisément la matière que Ginsberg voulait répertorier sur la route et même enregistrer grâce à son nouveau magnétophone afin de le révéler au grand jour et ainsi leur opposer une résistance efficace » p. 11). Grâce à l’enregistrement, Kerouac transmet son enthousiasme, Ginsberg sa révolte.

Mais ce n’est pas tout. D’autre part, il va s’avérer que Ginsberg n’est pas seul à s’enregistrer. Pendant qu’il confie à haute voix ses mots et ses pensées à son magnétophone, le FBI et la CIA l’enregistrent aussi, l’ayant placé sur écoute. Et s’il y a une jubilation à imaginer la vengeance à priori (et à son insu) du poète qui impose chaque instant du work in progress de son œuvre aux policiers captifs (!), on sait combien cela s’est fait à ses dépends. Suspecté de communisme à cause de ses prises de position, entre autres contre la guerre du Vietnam — Shaw rappelle que toute contestation était considérée comme une trahison pro-soviétique — ce que dit Ginsberg est consigné dans des dossiers pour être analysé à d’autres fins que la connaissance littéraire. D’ailleurs, les poètes sont tellement fréquemment placés sur écoute que, durant ces années-là, la CIA se met à recruter des personnes ayant étudié la littérature à l’université — Shaw les appelle d’une façon assez cocasse « l’autre Yale » — pour être à même d’interpréter le style contemporain. Mais Shaw souligne aussi que le rôle de la police dans la réception de l’œuvre des personnes surveillées était bien plus considérable que celle des spécialistes de la littérature : « contrairement à ses homologues du domaine littéraire, un chercheur du Bureau ou de l’Agence qui parvenait à obtenir des preuves confirmant ses hypothèses ne publiait pas une monographie visant, comme le veut la formule, à influencer durablement la réception critique du poète et l’avenir de ses textes. Le succès, pour les chercheurs gouvernementaux, signifiait influencer la production et la situation immédiates du poète en l’incarcérant et en interrompant son activité éditoriale » (p. 30). La note n° 19 (p. 47) apporte au sujet de ce contexte de suspicion généralisée et de persécution politique des précisions passionnantes, particulièrement à propos de Fredric Jameson, bien sûr lui aussi mis sur écoute, sans doute dénoncé par Philip K. Dick qui aurait vu en lui un communiste œuvrant pour son concurrent es science-fiction du bloc de l’Est, Stanislas Lem…

On aurait rêvé que la fréquentation intense de la poésie convainque les agents du FBI et de la CIA de changer de camp pour rejoindre celui des intellectuels et des créateurs, ce qui ne s’est pas produit. Au contraire, ce qui passionnait les poètes dans leurs enregistrements, les bruits du monde qui brouillent leurs voix, la radio, mais aussi les coups de vents, les sons parasites et autres accidents acoustiques qui relativisent la place du sujet parlant, est ce qui a fini par décourager les policiers: par la suite, plutôt que d’écouter de la poésie non-stop pour y dénicher laborieusement des preuves, ils se sont mis à les fabriquer.


[1]        Rapporté par Philippe-Alain Michaud dans « Odds and Ends », un des textes du catalogue de l’exposition Beat Generation. New York, San Francisco, Paris, Centre Pompidou, 2017, p.40

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Image en une : Lytle Shaw, Un énoncé surpris par hasard. Surveillance étatique et poésie expérimentale dans les Etats-Unis des années 1960, Editions Même pas l’hiver pour la traduction française de Jean-François Caro, 2022.


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