RYBN
Luxembourg, Liechtenstein, Suisse, Delaware, Jersey, La City, Îles Caïmans : vous êtes-vous déjà demandé à quoi pouvaient bien ressembler les paysages d’un paradis fiscal ? Lorsqu’un état domicilie plus de holdings que d’habitants, qu’un seul de ses bâtiments héberge les boîtes aux lettres de trois cent mille sociétés dont Google, Apple, Coca-Cola et quelque trois cent soixante-dix-huit appartenant à Donald Trump, quelle est l’atmosphère qui s’en dégage ? Quelle est la réalité des adresses citées dans les Panama papers ? C’est avec ce type de questions en tête que le collectif parisien RYBN a entamé une série de voyages documentaires dans certains des pays qui ont fait de l’évasion fiscale le fondement de leur économie. En parallèle de cette exploration sur place, une autre, à distance, permet l’observation de cette nébuleuse avec peut-être plus d’acuité. C’est de cette recherche, tentaculaire, dans les tréfonds de l’économie mondiale que nous discutons ensemble.
Vous présentez votre nouveau projet, The Great Offshore, comme « un voyage en immersion dans les profondeurs de l’économie occulte ». D’une manière générale, votre intérêt s’oriente toujours vers des dimensions plutôt obscures, dissimulées, voire fantomatiques du néo-libéralisme comme des technologies qui se sont développées parallèlement à lui, que vous abordez par des biais aussi divers que le mimétisme (comme avec ADM8, votre algorithme de trading) ou l’auto-réflexion (Eléments de langage, Data Ghost ou encore Golem). Qu’est-ce qui vous a mené plus précisément à ausculter la réalité de ces délocalisations de flux financiers ?
The Great Offshore s’inscrit en effet dans la continuité de nos travaux antérieurs. Il traverse les mêmes problématiques d’économie et de gouvernance, d’algorithmique et d’irrationel. Il partage également les même moyens et objectifs : nos projets, par le biais d’analyses des boîtes noires algorithmiques, des pratiques secrètes et occultes de la finance ou par des jeux d’assemblage, d’agrégation de signes et de décodage sémiotique, visent à mettre au jour les logiques sous-jacentes qui structurent et qui lient les champs économiques, computationnels et ésotériques, et à révéler les esprits et les « fantômes » qui les hantent.
The Great Offshore traite plus spécifiquement des paradis fiscaux et de la finance offshore, phénomènes qui, bien que largement médiatisés au gré de scandales retentissants, reposent sur le secret. On parle d’ailleurs aussi de finance de l’ombre ou encore de finance fantôme. Paradoxalement, cette boîte noire est d’autant plus impénétrable qu’elle génère une quantité extraordinaire de données factuelles, dues aux techniques de maquillage comptable, d’obfuscation et de noircissement afin de maintenir l’opacité nécessaire à son fonctionnement, et dont les traces éparses nous parviennent épisodiquement, par l’intermédiaire de fuites de documents, d’annexes de procédures judiciaires, d’archives déclassifiées, etc.
The Great Offshore se constitue donc comme une enquête, menée à l’aveugle dans l’épais brouillard juridique et comptable de la finance offshore, une enquête qui repose sur d’importantes recherches documentaires aboutissant à la collection de documents hétérogènes (brevets, formulaires fiscaux, listings, articles, papiers scientifiques, textes de lois, notes et documents confidentiels, etc.) au sein desquels nous cherchons, sur un mode paranoïaque, tous les indices, les signes, les incidences, les relations permettant de dévoiler et de mettre en lumière le caractère structurel et fondamental des pratiques d’évasion fiscale.
Et c’est aussi du brouillard lui-même, de cette opacité conditionnelle et constitutive, que l’on tente d’extirper des signes : des signes vides, des signes fermés, négatifs (comme l’inscription juridique du secret bancaire en Suisse, les témoignages anonymes venant d’anciens opérateurs, le droit au silence invoqué par les banques et les multinationales pour éviter de répondre aux commissions d’enquêtes, etc.) mais aussi des signes pleins, positifs (comme ceux issus du storytelling et du marketing déployés par l’industrie bancaire et fiscale sur leurs activités, de ce brouillage actif).
Les systèmes de représentation actuels (cartes, photos, données numériques, récits…) échouent à rendre pleinement compte de ce phénomène qui semble échapper à toute possibilité, à toute tentative de représentation. C’est pour cette raison que l’enquête est aussi menée concrètement sur le terrain, avec des protoypes de captation sophistiqués mais sans hypothèse à confirmer, sans but énoncé, par tâtonnements, glanage, dérive, et par des mises en relation incongrues.
Enfin, si l’opacité génère la matière de l’enquête, elle témoigne surtout du caractère structurel de la finance offshore, des législations de complaisance, des paradis fiscaux, de l’optimisation fiscale, à considérer comme un fondement central et moteur de l’économie néo-libérale et de la finance : il s’agit de déconstruire les mécanismes qui unissent intimement la mythologie économique, le progrès technique et l’évasion fiscale, et d’en réécrire l’historicité profonde. Car malgré le peu de données publiques à disposition au vu de la dimension du phénomène, l’évasion fiscale est exemplaire du défaut des thèses libérales et des limites de la gouvernance des marchés et permet d’en faire la critique raisonnée, là où l’économétrie, le data mining peinent toujours à quantifier et à comprendre le phénomène. Dans ces angles morts, dans ce brouillard, dans cette opacité, sont enfouies les preuves de la faillite d’un système.
Vous parlez de « mythologie économique », qu’entendez-vous plus précisément par là ?
Même si la théorie économique aime à se parer des atours de la rigueur scientifique, de prix Nobel prestigieux et de modèles mathématiques complexes, elle est avant tout un récit servant à légitimer un régime de gouvernance. Ce récit résiste mal à la confrontation au réel, qu’il s’agisse des enjeux écologiques ou géopolitiques actuels, et semble plus tenir de la tradition ritualiste, de la croyance dans les fétiches ou d’un culte totémique, que de la pensée rationnelle. Ce n’est donc pas un hasard si cette fiction est construite autour d’un bestiaire extraordinaire et monstrueux, d’un panthéon de figures fantastiques comme le Léviathan, la Main Invisible, les esprits animaux et d’autres, moins exotiques mais tout aussi chimériques, comme le ruissellement, la concurrence libre et non faussée, ou encore, le Marché. Ce constat irrigue également la critique économique radicale depuis quelques années qui, en assimilant l’économie à un système de croyances, en cherchant à identifier ce qui relève de la sorcellerie ou de la magie noire1, arrive à s’extraire de l’emprise de la logique et des termes économiques qui neutralisent d’emblée toute approche critique. Quant aux paradis fiscaux, ils drainent dans l’imaginaire collectif tout un folklore baroque, puisant autant dans le romantisme de la piraterie, la nostalgie coloniale ou l’exotisme insulaire que dans les utopies libertariennes. Le storytelling commence dans le nom et façonne toute l’infrastructure des montages financiers. Pourtant, loin d’être le fait de petits états voyous insulaires, l’échelle globale de cette industrie est portée par les états les plus puissants économiquement, le Royaume-Uni et la City de Londres, les États-Unis, l’Europe et la Suisse. Cet imaginaire permet de légitimer, de justifier cette économie souterraine, et d’en cacher les effets. C’est dans cette éviction systématique du réel que le récit économique se dévoile comme mythe.
Concrètement, au-delà des aspects relativement documentaires que prendront certaines parties de ce projet lors de sa présentation, sous quelles formes se traduiront vos apports plus directs ? Vous parliez d’un certain échec de la représentation…
On a abordé The Great Offshore comme un véritable laboratoire expérimental de protocoles d’investigation. L’exposition tente de rendre compte de la méthodologie spécifique que nous avons développée, qui opère par rapprochements spéculatifs, obsessionnels. La partie documentaire, prédominante dans l’exposition, présente un ensemble de pièces (archives de différentes banques nationales transposées sur microfilms, rapports, photographies, sets de données, etc.) qui sont organisées et agencées sous la forme d’un murderboard se déployant dans tout l’espace de l’exposition. Cette forme est propice à faire émerger des patterns, en établissant un réseau de liens signifiants entre des éléments disparates. Émergent ainsi, au travers de cette nébuleuse de signes interconnectés, les premiers schémas structurels propres à l’industrie de l’évasion fiscale.
À côté de ce maillage de signes, l’exposition présente également les instruments que nous avons élaborés pour traverser ce brouillard : appareils de capture de signaux, guides gps pour une étude de terrain et enregistrement systématique des parcours, plans de méta-montages… Un premier prototype, sorte de gps psychogéographique des paradis fiscaux qui fait sien les principes de la dérive situationniste, permet à tout un chacun de déambuler dans une ville à la découverte des sociétés-écrans qui y sont enregistrées. Le prototype, qui repose sur une base de données alimentée par les fuites de données de ces dernières années2, indique au promeneur les sociétés-écrans et cabinets offshore les plus proches, lui permettant de se rendre à ces adresses fantômes. Le second prototype est un algorithme qui tente d’agglomérer et d’articuler les techniques d’évasion fiscale de manière à générer des schémas d’optimisation originaux, de structuration complexes, et à établir des chemins, des trajets, des voyages à travers les institutions bancaires qui structurent l’industrie de l’évasion fiscale (fondations, sociétés-écrans domiciliées dans les îles, trusts, prête-noms, boîtes aux lettres, etc.).
Par-delà le simple constat, vous générez donc vous aussi de plausibles voire de possibles schémas d’offshoring, et entrez ainsi dans le domaine de l’efficience. Quel est votre rapport d’artiste à l’intervention dans le monde extérieur à celui de l’art ?
Nos projets se déploient généralement en dehors des lieux consacrés de l’art pour aller s’immiscer dans d’autres espaces (réseau, marchés financiers, etc.). Ils sont des dispositifs opérants, plutôt qu’efficients, dans le sens où ils rentrent souvent en contradiction avec les prérequis des espaces dans lesquels ils évoluent (la rentabilité, pour un algorithme de trading) mais sont parfaitement fonctionnels dans ces espaces, à défaut d’en suivre les principes.
Par exemple, les algorithmes de trading ésotériques de ADMXI3 sont régis par des principes astrologiques, géomantiques, etc. et rentrent en contradiction avec la logique des marchés. Cependant, au vu de leurs performances, il est probable qu’ils finissent par s’y propager, d’autant que leurs codes sources sont distribués en open-source et disponibles à l’usage de tout un chacun. Il y a aussi les demandes de brevets des inventions de Philip K. Dick que l’on soumet à l’INPI avec l’Institut Précognitif de la Propriété Industrielle (IPPI)4, afin de perturber le fonctionnement de l’institution. S’ils sont validés, malgré leur caractère inapplicable ou irréalisable, ils opéreront des blocages et des limitations dans le tissu industriel.
Cette méthodologie et notre intérêt pour les systèmes automatisés nous ont donc amenés à nous pencher sur l’étude d’un algorithme qui automatiserait et générerait des routes d’évasion fiscale originales. L’idée de ce programme trouve également sa source dans notre étonnement devant une pratique actuelle qui voit les banques breveter des méthodes et des schémas illicites d’offshoring. Cet algorithme fait aussi écho à l’idéal cybernétique d’un système automatisé appliqué à la gestion de l’économie, notamment le programme Cybersyn au Chili. L’algorithme de The Great Offshore indexe et combine méthodiquement les techniques d’évasion, produisant un véritable patchwork d’opérations comptables frauduleuses à partir des techniques de manipulation des prix de transfert, carrousel de tva, transferts divers, Sunday Island Development, sandwich hollandais et double irlandais, transmission démembrée, boucles de financement fictives, schtroumphage, fourmis japonaises, coup d’accordéon à l’envers, etc.
1 Tiqqun, « De l’économie comme magie noire » in Tiqqun 1, 1999 ; Philippe Pignarre, Isabelle Stengers, La Sorcellerie capitaliste, La Découverte, 2005 ; Laurent Eloi, Mythologies économiques, Les Liens qui Libèrent, 2016 ; Déborah Danowski & Eduardo Viveiros de Castro « L’arrêt de monde » in De l’univers clos au monde infini, Éditions Dehors, 2014.
2 Offshore leaks, Panama papers, Bahamas leaks, entre autres. Cf: https://www.icij.org/projects
3 ADM XI : http://www.rybn.org/ANTI/ADMXI
4 IPPI : http://www.rybn.org/IPPI
RYBN, The Great Offshore, Espace multimédia gantner, Bourogne (F), 18.11.2017 — 27.01.2018
Group shows:
Escaping the Digital Unease!, Kunsthaus Langenthal (CH), 31.08 — 12.11.2017
Non-Compliant Futures, Eastern Bloc, Montréal (CA), 27.09 — 01.10.2017
Open Codes, ZKM, Karlsrhue (DE), 20.10.2017 — 05.08.2018
(Image en une : Jersey, Guernesey, îles anglo-normandes / Jersey, Guernsey, The Channel Islands
Image multi-spectrale (MSI) / Multi-spectral data (MSI), Sentinel-2, Agence Spatiale Européene, ESA
Center Latitude 49°09’23.20″N, Center Longitude 2°14’50.35″W)
- Publié dans le numéro : 83
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- Du même auteur : Paolo Cirio, RYBN, Sylvain Darrifourcq, Computer Grrrls, Franz Wanner,
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