Jonas Lund
Jonas Lund applique les méthodes de quantification et d’analyse des données qui prévalent désormais dans bien des domaines de la société contemporaine à un domaine quant à lui bien circonscrit : l’art. En 2013, il écrivait un algorithme qui décortiquait un nombre conséquent d’œuvres réalisées par quelques-uns des artistes les plus reconnus de la scène internationale afin de produire des instructions pour réaliser des œuvres « à succès », c’était The Fear Of Missing Out. La même année, il produisait Gallery Analytics, un logiciel qui enregistrait et analysait les déplacements des visiteurs d’une exposition pour en étudier les pièces rencontrant, là encore, le plus de succès. L’année suivante, il transformait l’une de ses expositions en ligne en espace publicitaire dont le prix était indexé sur un taux proche du retour sur investissement annuel moyen dans l’art contemporain. En 2015, c’était par une série de peintures (Strings Attached) qu’il explorait la bulle du marché de l’art contemporain, chacune étant porteuse d’un énoncé en contraignant la vente ou la revente. Si mesurer la valeur de l’art semble n’avoir toujours pas de sens bien que cette valeur soit justement le fondement du monde de l’art et de son marché, alors peut-être l’une de ses clés réside-t-elle, ainsi que le clamait Duchamp, du côté du regardeur ? Lorsque nous avons conçu Critical Mass ensemble l’an passé, nous cherchions à baser notre exposition sur les ressentis de ses visiteurs, via une boucle de réactions, pour que l’exposition réagisse à son tour aux réactions qu’elle suscitait. Désormais, Jonas Lund a ouvert son capital artistique aux nouveaux actionnaires de sa pratique en créant sa propre cryptomonnaie explorant les tensions entre incitation économique et choix qualitatifs dans une relation qui semble par nécessité gagnante-gagnante. Dans le même temps, il utilise les outils accessibles à tout un chacun — particuliers, entreprises ou même data brokers comme Cambridge Analytica — souhaitant se faire connaître ou propager une information : Facebook, Instagram et consorts, afin de dévoiler quelques-uns des rouages de ces fabriques de l’opinion. Par le micro-ciblage de son propre public, Hi Munich! peut aussi être vu comme une réflexion ironique sur l’étroitesse du monde de l’art en général, sur la réception très limitée que la plupart des œuvres d’art rencontrent car, lorsque l’on pense à l’art, aujourd’hui, on imagine aisément une sorte de bulle, on pense à des objets qui sont à peine exposés plus de quelques fois dans des galeries et des foires que visitent principalement des professionnels et qui, s’ils sont vendus, finissent dans la plupart des cas, dans des collections ou des entrepôts privés, quand ce n’est pas au fond de leur caisse dans quelque zone franche.
Mon interprétation de Hi Munich! n’est peut-être pas franchement proche de ce que vous aviez à l’esprit lorsque vous avez conçu ce nouveau projet… Ce qui forme le cœur de ce projet, c’est un mélange d’ingénierie du consentement et de politique computationnelle. Plus précisément, il s’agit d’une œuvre performative qui se déroule sur Facebook : chaque jour, pendant trois mois, une nouvelle campagne publicitaire ciblera un sous-ensemble spécifique de personnes vivant à Munich. Munich, car ce projet fait partie de Public Art Munich dont la deuxième édition entend « présenter de l’art dans la sphère publique, et pas simplement dans l’espace public »… Public Art Munich (PAM) est en effet cette fois un ensemble de performances organisé par Joanna Warsza (il y a cinq ans, il s’agissait d’un ensemble de sculptures dont les commissaires étaient Elmgreen & Dragset). Vous avez donc choisi de réaliser votre projet sur Internet, et plus spécifiquement sur Facebook et Instagram : est-ce à dire que, bien qu’elles appartiennent au secteur privé, vous pourriez être enclin à décrire ces plateformes comme relevant de la sphère publique ? La sphère publique, au sens classique quoique contesté du terme, est un espace où peuvent avoir lieu des discussions et des débats rationnels au sujet de ce qui est public, et en particulier au sujet de la gouvernance et de l’éducation civique. En réalité, la plupart de ces conversations se déroulent désormais en ligne. Ceci dit, décrire Facebook comme la représentation actuelle d’une place publique serait absolument erroné : premièrement car Facebook est une société qui exerce un contrôle total sur le protocole par lequel les conversations peuvent y avoir lieu, ce n’est donc pas un forum ouvert et public mais un forum fermé et privé appartenant à une société massivement rentable basée en Californie ; deuxièmement car Facebook et ce type de plateformes ont mis en place la possibilité d’observer, de surveiller et de collecter tout ce que vous faites, et je dis bien tout ce que vous faites, chaque clic, chaque scroll, chaque commentaire, chaque début de phrase dans une case de commentaire que vous avez supprimé et n’avez donc jamais posté, chaque geste, est enregistré et utilisé pour créer un profil de votre comportement. Votre profil est alors utilisé pour une pléthore de choses différentes mais, dans le cas de Facebook dont il est à la base du modèle économique, il est utilisé pour vendre votre attention au plus offrant, l’annonceur. Vous vous placez donc dans la position de l’annonceur, alimentant leur système pour mieux le révéler… Avec Hi Munich!, j’utilise la plateforme publicitaire de Facebook pour créer des campagnes publicitaires quotidiennes uniques qui fonctionnent comme des portraits de groupes de personnes en fonction de leurs centres d’intérêt. J’instrumentalise la plateforme que Facebook met à disposition de tous ceux qui sont prêts à payer. Sur le site hi-munich.club, vous trouvez des statistiques détaillées concernant toutes les annonces qui ont été diffusées jusqu’à présent, vous pouvez voir ces annonces, combien de clics et combien d’impressions elles génèrent. Le site est là pour rendre visible l’ensemble du mécanisme. Il y a aussi un pixel Facebook sur ce site qui créera alors un nouveau groupe cible de tous ceux qui l’ont visité, afin que je puisse à nouveau cibler ces personnes. En publicité, c’est ce que l’on appelle le reciblage, vous savez, lorsque vous recherchez un produit en ligne et qu’ensuite, pendant des semaines, vous voyez des publicités pour ce même produit… Ces sites marchands ont eu connaissance de votre recherche en chargeant le pixel Facebook et peuvent donc vous cibler à nouveau. Le site montre également toute la publicité que PAM fait en tant qu’institution car leur service communication utilise aussi Facebook pour promouvoir leurs événements et booster leurs messages — « booster » signifiant qu’ils paient pour obtenir plus de visibilité —, de sorte que les statistiques intègrent également la publicité normale de PAM. Toutes les institutions adoptent cette stratégie alors qu’en même temps, elles la critiquent, mais la critique d’un outil est-elle possible alors que vous l’utilisez pour faire votre promotion ? Entrons dans le détail, à quoi ressemblent ces publicités ? Elles sont assez descriptives. Le niveau de détail avec lequel vous pouvez cibler les gens sur Facebook est vraiment impressionnant : il y a à Munich 7 200 personnes entre 26 et 38 ans qui aiment voyager et sont dans une relation longue distance — ce qui fait sens puisqu’une telle relation implique beaucoup de déplacements ; 4 000 personnes entre 22 et 40 ans qui se sont récemment fiancées (il y a moins d’un an), ont un anniversaire à venir et sont « loin de leur famille » ; 18 000 qui sont intéressées par l’art contemporain, le curating et ont un revenu mensuel d’environ 5 000 €. Il y a actuellement environ 300 000 catégories de centres d’intérêt différents qui permettent d’établir votre groupe cible, et il ne s’agit que de centres d’intérêt. Tous les détails personnels sont également disponibles tels que la langue, le lieu de vie, le statut relationnel, la formation, le revenu, le travail, les employeurs, le type d’habitat, l’ethnicité, les événements importants de la vie et, pour la population américaine seulement, l’affiliation politique. Vous faites partie de nombreuses communautés sans même le savoir : Facebook vous les assigne. Et visuellement parlant ? Facebook a des outils de détection de texte, donc si vous mettez du texte dans votre annonce, il n’apparaîtra pas, c’est pourquoi toutes les annonces sont comme des dessins que j’ai faits à la main. Parce que leur logiciel ne reconnaît pas (encore) le texte manuscrit comme du texte ? Exactement. Et donc, seuls les habitants de Munich peuvent voir ces annonces ? Je veux dire, sur leurs fils d’actualité… Oui, en raison de sa nature ciblée, la pièce s’adresse directement à la population munichoise. Il y a cependant deux exceptions, l’audience personnalisée des visiteurs du site basée sur le pixel Facebook, et l’audience personnalisée de PAM qui cible toute personne ayant interagi avec la page Facebook de PAM.
Ces gens sont comme un groupe de test, d’une certaine manière. Ils forment un groupe de test pour votre pratique artistique, mais ils évoquent aussi ceux établis par Facebook pour ses propres tests, comme la fameuse expérience de 2012 sur la contagion émotionnelle pour laquelle les flux de plus de 700 000 utilisateurs avaient été manipulés. L’exemple de Facebook manipulant son algorithme de classement des fils d’actualité pour créer des réponses émotionnelles spécifiques n’est qu’une autre démonstration du fait que Facebook n’est pas un espace public traditionnel puisque son protocole est opaque et intégralement contrôlé de son côté. Pensez à l’incroyable pouvoir que vous détenez quand vous pouvez manipuler les réactions des gens comme ça, et nous sommes dans une position telle que nous ne pouvons que croire Facebook sur parole quant au fait que sa plateforme ne sera pas utilisée pour, par exemple, manipuler les élections. Vous n’utilisez donc que les catégories existantes dans les groupes cibles de Facebook et vous les combinez, comme tout annonceur ? Oui. J’utilise même parfois les mêmes groupes que Public Art Munich pour promouvoir son événement (art moderne, théâtre, arts visuels, art contemporain, arts et musique, musée, arts de la scène, culture, sports, art public, nature ou sports et plein air et domaine de recherche : art contemporain). Nous verrons comment le projet évolue car, pour chaque campagne publicitaire activée par Facebook, vous obtenez des statistiques et des analyses qui informeront vos prochaines décisions et la manière dont vous devriez mettre en forme votre campagne afin d’être plus efficace. C’est là qu’intervient le taux de clics qui est une mesure déterminant le nombre de clics pour mille impressions que vous obtenez, donc si cent personnes, sur un millier qui voient l’annonce, cliquent sur l’annonce, vous obtenez un taux de clics de 10%, ce qui est extrêmement élevé — la plupart du temps, ce taux est inférieur à 1%. À partir de là, vous pouvez essayer d’optimiser votre campagne pour augmenter ce taux. Jusqu’à présent, l’annonce qui a rencontré le plus grand succès dans mon projet a été celle pour laquelle je me suis inspiré de cette blague des Simpson : « Bière gratuite ! Maintenant que j’ai attiré votre attention… » pour promouvoir ma conférence lors de l’inauguration de PAM, ce qui signifie que « bière gratuite » est le texte qui a fait cliquer le plus de gens dans un groupe cible de personnes entre 20 et 30 ans qui aiment la bière et l’art contemporain. Il est intéressant de réfléchir à ce que signifie la politique computationnelle, à la manière dont on façonne le consentement. Dans ce cas, la politique computationnelle fait référence à la politique qui s’appuie sur des volumes considérables de données, des algorithmes et des modélisations, et nous commençons à peine à voir les effets de ces systèmes sur le discours politique et sur les élections, à voir comment le micro ciblage et la modélisation permettent d’obtenir des messages ciblés extrêmement précis pour influencer les électeurs et fabriquer du consentement. Et aussi sur le plan purement artistique ! Avec cette pièce et son degré d’analyse de données, je peux dire exactement : cette œuvre a touché tant de personnes, parce que, pour cliquer sur une annonce, il faut que vous soyez un minimum intéressé par elle, vous ne cliquez pas dessus si elle n’attise pas un tant soit peu votre curiosité. La plupart des œuvres qui sont produites n’ont pas ce niveau d’analyse, vous ne pouvez pas avoir cela avec une sculpture ou avec une performance, il n’y pas de sondages qui vous demandent si vous êtes satisfait de votre expérience de cette œuvre. Ce n’est pas comme cela qu’on évalue l’art.
Cette question de l’évaluation de l’œuvre d’art est récurrente dans votre travail, cela signifie-t-il que vous êtes, personnellement, déçu tout comme moi par la réponse pragmatique affirmant qu’est une œuvre d’art ce qui est reconnu comme tel par le monde de l’art ? La théorie institutionnelle de l’art de George Dickie est toujours pour moi la norme de facto pour déterminer ce qui est de l’art, mais la nature circulaire de cette théorie est critiquée car elle ne contribue pas vraiment à la compréhension de l’art, et passe même à côté de l’essentiel : la question n’est en effet pas de savoir si quelque chose est de l’art ou non, mais plutôt si cette chose produit un effet ou entraîne des conséquences. Hélas, la théorie tient toujours, mais c’est une manière intéressante d’observer comment est créée la valeur et comment sont évaluées les œuvres dans le monde de l’art contemporain.
De Studio Practice où vous déléguiez une partie de votre jugement à un comité composé d’autres artistes, d’art advisors, de galeristes et de collectionneurs pour décider si les œuvres produites par vos assistants étaient suffisamment réussies pour que vous les signiez, à Critical Mass où nous externalisions les décisions curatoriales aux visiteurs de l’exposition via un site conçu comme une plateforme de vote en forme de jeu vidéo, vous avez exploré l’idée qu’en fait, ce sont principalement les autres qui décident, en une reformulation satirique de la fameuse expression duchampienne « c’est le regardeur qui fait l’œuvre »… Ces deux pièces sont de nature légèrement différente mais elles partagent la même approche systématique du partage d’influence, du pouvoir ou de certaines décisions, ou tout au moins en apparence. Dans le cas de Studio Practice, j’avais le dernier mot sur toutes les décisions, il s’agissait donc plutôt de rendre visible une certaine stratégie d’évaluation, de créer tout un système et une infrastructure de production, d’évaluation, d’établissement d’un consensus et de médiation des œuvres d’art. Dans le cas de Critical Mass, l’influence est répartie de manière égale sur l’ensemble des visiteurs en ligne auxquels j’abandonne davantage de contrôle sur le résultat final. C’est une approche spéculative de la création de valeur et de la construction de sens.
Vous poussez désormais cette logique un cran au-dessus avec le Jonas Lund Token par lequel vous devenez une sorte de marque, puisque vous ouvrez votre pratique artistique à des actionnaires, si je puis dire… Oui, le Jonas Lund Token (JLT) est une cryptomonnaie construite sur Ethereum qui donne à ses propriétaires des droits de vote sur toutes les décisions à venir concernant ma pratique artistique et le jeton lui-même. Au total, 100 000 jetons seront distribués en différentes phases, la première étant les 10 000 jetons que j’ai offerts aux personnes qui composent le comité consultatif initial, chaque jeton donnant une voix. Les JLT créent un système dans lequel les gens auxquels je distribue du pouvoir, les détenteurs de jetons, ont un incitatif financier à parvenir à un consensus sur la meilleure décision stratégique à prendre. La logique étant que mieux ma carrière se porte, plus le jeton prend de la valeur et plus les détenteurs de jetons reçoivent de la valeur. C’est une façon d’explorer de nouvelles méthodes de gouvernance, de nouveaux modèles de décision décentralisée et de donner des parts de mon pouvoir.
Certains jetons sont également en vente sous forme d’œuvres d’art, si j’ai bien compris, c’est-à-dire que vous permettez aux gens d’acheter du pouvoir sur vous ? Oui, la deuxième phase du processus de distribution se fait par la vente de pièces JLT. Chacune est accompagnée d’un nombre x de jetons qui y sont rattachés, et l’acheteur de l’œuvre y accède suite à la transaction. En substance, oui, vous pouvez acheter votre droit de vote. La troisième phase du processus de distribution a lieu via ce qu’on appelle une ICO (initial coin offering) qui, en résumé, fonctionne comme une sorte de vente à la foule, et ensuite les jetons sont disponibles à l’achat pour n’importe qui. Donc oui, ces trois projets sont liés les uns aux autres étant différentes manières d’examiner différents types de consensus, de fabriquer du consentement, et de parvenir à un consensus via une décentralisation de l’influence, de Studio Practice (qui détermine ce qui est de qualité et ce qui ne l’est pas ?) à la foule anonyme en ligne de Critical Mass qui pouvait influer sur l’exposition et augmenter son influence, puis le JLT qui est une version instrumentalisée de la décentralisation du pouvoir : qui détermine quoi ? Et donc en parallèle Hi Munich! qui se penche davantage sur les outils utilisables pour exercer une influence, pour opérer des changements…
Public Art Munich 2018: “Game Changers”, 30.04—27.07.2018, hi-munich.club
“Pizza is God” NRW-Forum, Dusseldorf, 16.2.-20.5.2018
The Jonas Lund Token, https://jlt.ltd/
“Proof of Work”, Schinkel Pavilion, Berlin, 7.09-28.10.2018
(Image en une : Jonas Lund, Hi Munich!, 2018. Annonce / ad.)
- Publié dans le numéro : 86
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- Du même auteur : Paolo Cirio, RYBN, Sylvain Darrifourcq, Computer Grrrls, Franz Wanner,
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