Anne-Claire Duprat
Entretien avec Anne-Claire Duprat, directrice de la Fondation d’entreprise Martell.
Créée en 2016, la Fondation d’entreprise Martell se caractérise par l’équipement de ses ateliers bois, verre et céramique, qui se veulent être des outils à la disposition des créateur•ices d’aujourd’hui. Après Nathalie Viot, qui a dirigé la structure de 2016 à 2022, Anne-Claire Duprat précise ses missions en les orientant de manière plus spécifique vers le design et les nouveaux liens entre art, territoires et transition écologique.
Vanessa Morisset : Durant ses premières années d’existence, la fondation a valorisé les métiers d’art et le travail des matériaux, notamment en mettant en relation des artisans et des artistes. Cela s’est traduit, par exemple, par la commande d’un lustre monumental en verre à Nathalie Talec, en 2017. Comment votre projet s’est-il élaboré par rapport à cela ?
Anne-Claire Duprat : Une des caractéristiques de la Fondation d’entreprise Martell est d’avoir fait le choix de se construire à son propre rythme, avec plusieurs phases de rénovation, et donc une ouverture progressive de ses espaces, plusieurs niveaux sur lesquels nous continuons de travailler, en termes d’aménagement et de programmation. Mon projet s’est élaboré en m’interrogeant sur la manière de continuer de la faire grandir et de permettre qu’elle soit mieux identifiée au sein d’un paysage français déjà très riche dans le champ des arts visuels, avec un soutien très complet à la création. De nombreuses initiatives publiques et privées existent déjà, souvent tournées vers l’art et, de plus en plus, vers les métiers d’arts et les savoir-faire ; mais peu sont dédiées au design. Et il n’y a quasiment pas d’engagements dans ce sens de la part de fondations privées françaises. C’est à cet endroit qu’à Cognac, il me semble, nous pouvons être pertinents, notamment en réponse aux nombreux enjeux complexes de la crise écologique que nous traversons. L’objectif de la fondation est de soutenir une nouvelle génération de designer•euses qui ont une pratique engagée et dont les approches sont porteuses de changement : je pense par exemple au biodesign, au design écosocial… Ce sont des domaines de création et de pensée où il y a énormément de choses en ébullition, avec un vrai potentiel pour répondre et agir dans le moment de crise que nous vivons. La créativité est un outil formidable en temps de crise ! À nous, donc, de nous engager auprès des designer•euses, et de leur mettre à disposition les outils et les moyens dont nous bénéficions. Je pense qu’il est important de contribuer à montrer que le design ne se réduit pas uniquement à l’image, qui lui est habituellement assignée, de design d’objet, notamment en soutenant des pratiques moins visibles. Le type de travail que nous voulons encourager est, par exemple, celui de Lucile Viaud qui développe une pratique inédite de géoverrerie en créant du verre à partir des ressources naturelles. Il existe toute une génération de designer•euses récemment diplômé•es qui sont en prise avec ces sujets. Il faut accompagner leurs expérimentations !
V M : D’après ces premières explications, on comprend que vous souhaitez privilégier la recherche et l’expérimentation plutôt que la production ?
A.-C. D : Oui, il est assez clair aujourd’hui que le principe même de production est problématique avec tous les impacts environnementaux qui en résultent. Nous avons des outils, l’idée n’est pas de renier la perspective de pouvoir donner les moyens de créer, mais d’interroger l’impact des activités qui rendent la fondation attractive. En tout cas, le fait de ne pas poser de contraintes de production aux résidents que nous accueillons est essentiel pour nous, comme pour eux, et cela nous pousse à réfléchir et dialoguer autour du modèle de résidence qui leur serait le plus approprié. En effet, ils et elles ne sont pas habitué•es à ce type de dispositif, généralement destiné à d’autres pratiques. Les designer•euses travaillent en répondant à des commandes, mais ont besoin aussi de temps de pause. Nous pouvons par conséquent les aider, en leur offrant de bonnes conditions de travail, afin qu’ils et elles puissent pousser leurs recherches en dehors de contraintes économiques. Nous pouvons aider des personnes qui ont besoin d’utiliser des machines spécifiques pour expérimenter, réaliser des prototypes, mais aussi accompagner le développement de la pensée en design : nous avons accueilli, en juillet dernier, le designer, chercheur et enseignant cubain Ernesto Oroza, qui nous a laissé des textes explorant le thème du réemploi. Cela nous intéresse d’encourager un design qui apporte un regard critique sur ce qui nous entoure et prend des formes théoriques, en dialogue avec des scientifiques, des philosophes, des anthropologues et bien sûr des artistes. En ce moment, nous accueillons en résidence Ludovic Duhem qui est philosophe, spécialiste des biorégions. La seule chose que nous demandons à l’issue des résidences, c’est de présenter la recherche auprès de notre public, parce qu’il nous semble essentiel de montrer que la création est un travail, qui prend du temps et nécessite de passer par des tâtonnements. Je voudrais sortir de l’image convenue portée sur les pièces et les œuvres d’art, montrer qu’elles ne sont pas des objets immaculés placés sur un socle blanc auquel on attribue une certaine valeur, mais d’abord un process, une pensée qui interagit avec la matière.
V M : Pourriez-vous justement nous parler du programme de résidence que vous mettez en place ? À qui s’adresse-t-il ? À de jeunes créateur•ices ? Voire à des écoles d’art ?
A.-C. D : Il s’adresse à des professionnel•les émergent•es ou plus expérimenté•es, car, encore une fois, peu de plates-formes de soutien sont dédiées au design en France, et notre volonté est d’être un marchepied, comme l’est par exemple la Fondation Pernod-Ricard pour l’art contemporain depuis tant d’années. Mais surtout, il est très intéressant de faire se croiser des niveaux d’expérience différents, de favoriser les rencontres, les échanges, le croisement des expériences et des approches. Les temps de résidence sont pensés comme des temps d’émulation. D’une manière plus concrète, nous avons une maison où nous allons pouvoir accueillir très prochainement cinq ou six personnes à la fois. Par ailleurs, nous développons des liens forts avec des écoles d’art et de design qui sont à proximité. Par exemple, nous inaugurons, en cette rentrée, deux accords de partenariat avec les écoles d’Angoulême et de Limoges, pour offrir une résidence à un•e tout•e jeune diplômé•e de chacune d’elles. Nous accueillons aussi des séminaires organisés par ces deux mêmes écoles, ce qui est une manière de travailler avec l’écosystème local et de se nourrir mutuellement. Et puis, actuellement, nous accueillons un workshop sur les géomatériaux organisé avec les étudiant•es du master Magma, fondé par l’artiste Natsuko Uchino, de l’école d’art du Mans, qui viennent travailler à partir des ressources présentées dans l’exposition « Almanach ». Ils vont notamment se pencher sur la transformation de broyat de coquilles d’huîtres.
V M : C’est vrai que nous n’avons pas encore parlé de l’exposition ! C’est donc « Almanach », la première sous votre direction. Pour l’organiser, vous avez invité Olivier Peyricot avec Lola Carrel, jeune historienne de l’art et du design, Valentin Patis, jeune designer formé à l’ESAD de Reims et à la Design Academy d’Eindhoven, et Mathilde Pellé, designeuse diplômée de l’ENSAD. En quoi le travail qu’iels ont accompli pour l’exposition reflète-t-il votre projet ?
A.-C. D : Cette exposition a été pensée au départ comme la restitution d’un projet de recherche, préalable à notre nouveau programme de résidences qui s’attachera à développer de nouveaux liens avec le territoire, ce qui fait qu’elle a un format particulier et qu’elle est présentée sur le plateau du niveau 2 du bâtiment. C’est d’abord un outil de connaissance, qui vise à explorer et comprendre notre contexte d’implantation et convoque donc l’histoire, la géologie, la géographie, tout en faisant dialoguer des matériaux et des œuvres. Par la suite, il y aura une grande exposition par an, soit monographique, soit thématique, dans notre espace d’exposition principal au rez-de-chaussée, et puis une deuxième, plus petite, plus expérimentale, au deuxième étage, qui proposera un format inédit de « résidence en exposition », l’idée étant d’inviter un•e jeune designer•euse à déployer son travail, avec l’ambition que cet état des lieux soit un support pour poursuivre la recherche. « Almanach » tient un peu des deux. Comme nous allons accueillir des résident•es français•es mais aussi étranger•ères sur notre territoire, est rapidement apparue la nécessité d’avoir un outil leur permettant de se connecter facilement avec les réalités du terrain et d’identifier les ressources qui nous entourent : les ressources humaines avec les activités artisanales, les ressources naturelles avec les plantes, et les ressources industrielles qui sont ici très nombreuses, avec notamment les activités liées à la production du cognac, du verre, mais aussi de la laine, du cuir, des tuiles et des carrières, dont les différentes problématiques de filière et d’impact environnemental sont abordées dans l’exposition… Olivier, Lola, Valentin et Mathilde ont travaillé en tant que « designer•euses enquêteur•trices » et cela a très bien fonctionné parce qu’ils et elles n’étaient pas là pour signer une pièce, mais pour partager leurs compétences, collectivement, en étant ravi•es de le faire parce que l’occasion se présente rarement ! Le fruit de leurs recherches est présenté sous la forme de cette exposition ouverte au public, mais, à terme, l’objectif est bien d’avoir un outil permanent, une « archive vivante » qui se complétera au fil du temps. L’exposition sera reconfigurée après sa fermeture : la dernière salle, qui est déjà un espace de travail, sera réagencée puis pérennisée pour devenir ce que nous appelons « le Laboratoire Almanach ». Un exemple qui m’a beaucoup inspirée par son protocole et sa restitution est l’exposition « Ressources » au Pavillon de l’Arsenal, en 2022, qui explorait les matières utilisables en architecture dans un rayon de 99 km autour de Paris, pour construire en filière courte.
V M : Lors de notre visite des ateliers, vous avez exprimé votre volonté de faire en sorte que la production artistique au sein de la fondation soit écoresponsable, pourriez-vous donner quelques exemples ?
A.-C. D : Nous voulons soutenir des profils qui s’engagent dans cette direction, il faut que nous soyons cohérents à notre échelle ! Notre bâtiment a été rénové en 2016 et, au niveau énergétique, il est optimal, mais des questions continuent de se poser, notamment celle de la chaleur fatale des fours verriers qu’il faudrait pouvoir arriver à récupérer. De même, pour faire de la céramique, on consomme et on perd beaucoup d’énergie… car ce n’est pas parce qu’une pratique est vernaculaire qu’elle est écologiquement vertueuse. Nous voulons aussi réfléchir à ce que serait une scénographie écoresponsable, cela peut sembler évident, mais ce n’est pas toujours si simple à mettre en place. Concernant l’énergie, comme à Cognac il y a beaucoup de soleil, nous avons passé commande à Marjan van Aubel, designeuse néerlandaise, pour qu’elle imagine une installation dans nos murs faite à partir de ses panneaux solaires ultrafins qu’elle imprime et auxquels elle donne la forme qu’elle souhaite. Son installation va générer de l’énergie et aussi faire signal à l’extérieur, auprès du public, de ce que peut le design.
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Head image : Passage en bois, Fondation-Martell © Fondation Martell
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : Entretien avec Céline Kopp , Entretien d'Elfi Turpin, Théo-Mario Coppola, L’Art et l’argent, Xavier Boussiron, « Faire des trous dans les canots de sauvetage » *,
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