Some Frenchmen in New York

par Raphael Brunel

Récemment, dans le chaos qu’impose généralement un déménagement d’urgence, je suis retombé sans trop m’y attendre sur mes cours d’histoire de l’art contemporain dispensés alors par Éric de Chassey sur « l’abstraction après l’abstraction », sur la manière dont les artistes à la suite de Jackson Pollock, Barnett Newman et consorts ont tenté de poursuivre l’aventure moderniste, de pousser l’exploration des voies possibles de la réduction et du formalisme. À une généalogie principalement américaine dessinant les contours d’une hégémonie culturelle, artistique et critique (Clement Greenberg, Harold Rosenberg, Michael Fried…), où New York s’imposait comme l’incontestable capitale internationale de l’art aux dépends de Paris, venait s’adjoindre un faisceau d’initiatives britanniques, italiennes ou françaises portées par une radicalité bien souvent aussi esthétique que politique. S’esquissait également une histoire de la réception et des mouvements d’influences, celle de Matisse sur les peintres américains de l’après-guerre, mais aussi de Manet et Monet – comme le montre actuellement l’exposition « Nymphéas. L’abstraction américaine et le dernier Monet » au Musée de l’Orangerie –, puis celle de l’action painting ou du color-field sur les artistes français (puisque c’est d’eux dont il s’agira plus particulièrement ici) des années 1960. Mais la balle, semble-t-il, n’avait pas vraiment été renvoyée, et un certain mépris s’était installé chez les artistes américains envers l’abstraction européenne, comme en témoigne cette déclaration de Donald Judd lors d’un entretien avec Bruce Glaser et Frank Stella : « Je ne m’intéresse absolument pas à l’art européen, je crois même qu’il est fini.[1]» Il semblait ainsi qu’un ensemble de pratiques s’inscrivant dans une proximité formelle et historique avaient été laissées en périphérie du puissant récit moderniste américain : jalons artistiques importants à l’échelle nationale voire européenne, elles peinaient (ou n’avaient pas cherché) à acquérir une visibilité internationale et à attirer l’attention des critiques, artistes et galeristes américains.

Or voilà qu’au moment même (ou presque) où je me perdais dans ces réminiscences, Cocorico !, plusieurs lieux new-yorkais consacraient une monographie d’envergure à trois fortes figures de cette génération, aujourd’hui disparues : François Morellet à la Dia: Chelsea (« une œuvre rarement montrée et étudiée aux États-Unis »), Michel Parmentier à Ortuzar Projects (« son premier solo show aux États-Unis ») et Martin Barré à la Matthew Marks Gallery (« la plus importante exposition de son travail aux États-Unis »). Les extraits des communiqués de presse des expositions repris ici entre parenthèses traduisent assez clairement, au-delà de l’habituel effet d’annonce qui caractérise aujourd’hui ce type de document, le retard dans la réception et l’intérêt suscité par ces artistes outre-Atlantique. Et l’on pouvait lire en mars dernier dans le New York Times : « la peinture abstraite française des années 1960, écartée à l’époque par les critiques américains chauvins, est en train d’avoir son moment de gloire à New York [2]».

Martin Barré, 75-76-D-157×145, 1975-76. Acrylique sur toile, 157 x 145 cm. ©2018 Martin Barré / ADAGP, Paris / Artists Rights Society (ARS), New York / Courtesy Matthew Marks Gallery.

Le cas de François Morellet est particulièrement intéressant. En premier lieu, pour le cadre prestigieux qui accueille l’exposition mais aussi par son ampleur : elle se déploie dans l’antenne downtown de la célèbre fondation mais aussi sur le pignon extérieur du bâtiment où s’offre à la vue des passants la peinture murale Trames 3°-87°-183°, dont les tons rouges et bleus électriques resurgissent quarante ans après avoir été apposés rue Quincampoix lors de l’ouverture du Centre Pompidou. Cerise sur le gâteau de la consécration, l’installation No End Neon prend place pour deux ans dans un espace de 700m² de la Dia: Beacon, à une heure de New York, temple s’il en est de l’art mininal. Ensuite, car les liens de Morellet avec les États-Unis, lui qui vécut toute sa vie à Cholet, sont loin d’être inexistants : ami d’Ellsworth Kelly et de Fred Sandback, au cœur un temps d’une polémique avec Sol LeWitt pour plagiat[3], son travail est très tôt montré à New York, en 1965 avec le Groupe de Recherche d’Art Visuel dans l’exposition Op Art « Responsive Eye » au MoMA. Certaines de ses œuvres étaient ainsi connues d’artistes comme Frank Stella qui, dans l’entretien déjà mentionné, faisait le constat d’une proximité formelle avec le GRAV, de l’antériorité de leur usage de motifs communs, tout en cherchant à s’en détacher radicalement, dans la démarche comme dans les formats[4]. Si Morellet a pu être longtemps associé aux États-Unis au seul cinétisme, l’exposition à la Dia a entre autres mérites de remettre en perspective les différentes périodes d’un travail qui partage avec la scène minimale américaine des logiques de neutralité, de réduction formelle et de sérialité, mais teinté d’un esprit oulipien jouant volontiers sur les mots et les contraintes, qui ne pouvait pas totalement coller avec la vision tautologique de l’art d’un Stella (et de son fameux « what you see is what you see »).

François Morrellet, Trames 3°, 87°, 93°, 183° (Grids 3°, 87°, 93°, 183°), 1971 / 2017.
Peinture murale, Dia:Chelsea, west façade of 535 West 22nd Street, New York. Courtesy Morellet Estate, Cholet, France. Photo : Bill Jacobson Studio.

L’opération visant à réinscrire l’œuvre de Morellet comme pionnier aux côtés de ceux de ses pairs américains que mène la commissaire d’exposition Béatrice Gross, épaulée par la galerie Kamel Mennour représentant l’artiste en France – où elle avait signé en 2016 l’exposition « Cholet-New York », prémice de cette grande monographie new-yorkaise qui le reliait formellement à Kelly, Stella, Sandback et LeWitt –, semble trouver à la Dia sa légitimation et sa validation institutionnelle. Elle correspond aussi aux objectifs de Jessica Morgan, à la tête depuis 2015 de la fondation, de combler et d’enrichir l’histoire artistique associée à sa collection. Aussi déclarait-elle lors de l’inauguration de l’exposition : « Il nous faut remettre ensemble tous les morceaux de l’histoire, changer les perceptions de ce qui se passait dans le reste du monde pendant les années 50. Désormais, je ne peux pas imaginer Dia sans Morellet car, par bien des côtés, il préfigure les œuvres que nous avons toujours collectionnées, et il a tant à dire à nos artistes.[5] »

Et l’incongruité apparente et symbolique d’un axe Cholet-New York en annonce déjà d’autres. C’est à une connexion « imaginaire » que la curatrice Marie Maertens a consacré à l’automne 2017 une exposition au 109 à Nice intitulée « La Surface de la Côte Est, de Nice à New York » réunissant les artistes historiques associés au groupe Supports/Surfaces (1969-1971) et une douzaine d’artistes new-yorkais nés entre 1970 et 1985[6]. Le match retour aura lieu cet été à New York dans quatre lieux (Emmanuel Barbault Gallery, Josée Bienvenu Gallery, Ceysson & Bénétière et Turn Gallery). Le parti pris de cette recherche peut à première vue surprendre, car il repose sur un rapprochement formel entre deux générations répondant à des contextes culturels, géographiques, historiques et idéologiques radicalement différents et qui, jusqu’à présent du moins, semblaient largement s’ignorer. Excepté pour Lucas Knipscher qui les découvre (notamment Pierre Buraglio) au cours de ses études au Bard College et dont le travail est directement nourri par leur apport, Supports/Surfaces ne constitue en effet nullement une référence pour ces artistes américains, davantage nourris par l’Hard Edge Painting et le minimalisme, comme d’ailleurs leurs aînés de la Côte d’Azur. Un jalon aurait donc sauté et ce projet d’exposition témoigne peut-être en premier lieu d’une histoire de non-réception. Il est vrai que le travail des Supports/Surfaces a pratiquement été invisible aux États-Unis ces quarante dernières années. Marie Maertens avance plusieurs raisons, notamment la lecture politique de leurs œuvres derrière lesquelles planait le spectre marxiste, l’absence d’une figure critique au rayonnement international associée au mouvement et le manque de force de frappe du marché français (contrairement aux réseaux allemands et italiens) et de relais auprès de galeries puissantes – toute une réalité économique du monde de l’art justement rejetée par Supports/Surfaces. Constitué autour de personnalités au caractère fort et innervé par un certain rigorisme idéologique, le groupe aurait également pu ménager, s’interroge-t-elle, les conditions de son propre sabordage. En 2014 toutefois, la galerie new-yorkaise Canada consacrait avec la complicité de Bernard Ceysson une exposition à Supports/Surfaces, avec des œuvres entre autres de Louis Cane, Claude Viallat, Patrick Saytour, Claude Viallat, Noël Dolla ou Pierre Buraglio[7], qui « permit à nombres d’artistes américains de découvrir à ce moment-là que les sujets de ces français étaient aussi les leurs[8] ». Notons ici au passage le rôle déterminant dans la visibilité et le regain d’intérêt chez les jeunes artistes pour Supports/Surfaces joué par la galerie Ceysson & Bénétière qui ouvrait en 2017 un espace à New York avec un ensemble d’œuvres de Claude Viallat. Dispersé dans plusieurs galeries, le volet américain de « La Surface de la Côte Est » donne lieu à des formes plus resserrées de type duo, permettant souvent d’établir des rapprochements esthétiques ou théoriques plus étroits et ciblés. Ainsi sont par exemple réunis Louis Cane et Gedi Sibony autour de l’effacement de la notion d’auteur, à travers la peinture chez le premier et l’objet trouvé chez le second, Lucas Knipscher et Dezeuze autour de la notion de grille ou Claude Viallat et Justin Adian autour de la récurrence du motif, du support et de la couleur.

« The Surface of the East Coast, » 109, Nice, 2017, avec les travaux de Marc Devade, Landon Metz, Claude Viallat. Photo : Mairie de Nice.

L’enjeu de telles expositions consiste donc à la fois à redonner une visibilité à des pratiques artistiques dont la diffusion est parfois cloisonnée géographiquement et à établir les bases d’un dialogue au sein d’une histoire transnationale qui n’en lisserait pas les spécificités. Si cette (re)valorisation menée de concert par les historiens de l’art, les commissaires d’expositions, les galeries et les institutions des deux côtés de l’Atlantique participe à rééquilibrer les récits canoniques souvent géocentrés, elle s’effectue aussi sur un plan économique en redynamisant sur le marché la cote d’artistes à la production suffisamment importante et systématique pour venir l’alimenter. Loin d’un esprit revanchard ou d’un chauvinisme renversé (ces constatations ne valent évidemment pas que pour les artistes français), il semble surtout intéressant d’analyser la manière dont ces exemples de réception tardive ou biaisée participent d’un mouvement plus général, entamé depuis quelques temps déjà, de réécriture de l’histoire qui s’opère à différents niveaux et sur plusieurs fronts, soucieuse d’éclairer ses zones d’ombres et d’élargir le cercle de ses acteurs aux femmes, aux minorités et à certaines figures artistiques « locales ». Mais celles-ci étant largement masculines, le travail reste donc à infuser à toutes les échelles.

[1] Initialement diffusé sur les ondes de WBAI-FM en février 1964, cet entretien avec Donald Judd et Frank Stella mené par Bruce Glaser fut par la suite édité par Lucy R. Lippard et publié dans le numéro de septembre 1966 d’Art News.

[2] Jason Farago, « What to See in New York Art Galleries This Week », New York Times, 1er mars 2018

https://www.nytimes.com/2018/03/01/arts/design/what-to-see-in-new-york-art-galleries-this-week.html

[3] En 1972, Flash Art publie une reproduction d’œuvre en l’attribuant à LeWitt alors qu’il s’agit d’une grille réalisée par Morellet une dizaine d’années plus tôt. La galerie du choletais réagit en suggérant un plagiat auquel LeWitt répond par une lettre publiée dans le magazine à l’origine du quiproquo.

[4] Frank Stella à Bruce Glaser : « Well, mine has less illusionism than Vasarely’s, but the Groupe de Recherche d’Art Visuel actually painted all the patterns before I did—all the basic designs that are in my painting—not the way I did it, but you can find the schemes of the sketches I made for my own paintings in work by Vasarely and that group in France over the last seven or eight years. I didn’t even know about it, and in spite of the fact that they used those ideas, those basic schemes, it still doesn’t have anything to do with my painting. I find all that European geometric painting—sort of post-Max Bill school—a kind of curiosity—very dreary. »

[5] Elisabeth Franck-Dumas, « Morellet rallumé à New York », Libération, 26 novembre 2017

http://next.liberation.fr/arts/2017/11/26/morellet-rallume-a-new-york_1612659

[6] Du côté de Supports-Surfaces, on retrouve Pierre-André Arnal, Vincent Bioulès, Pierre Buraglio, Louis Cane, Marc Devade, Daniel Dezeuze, Noël Dolla, Bernard Pagès, Jean-Pierre Pincemin, Patrick Saytour, André Valensi et Claude Viallat. Et parmi les artistes new-yorkais : Justin Adian, Mark Barrow & Sarah Parke, Anna Betbeze, Joe Bradley, Sarah Braman, Adam Henry, Jacob Kassay, Lucas Knipscher, Erik Lindman, Landon Metz, Sam Moyer et Gedi Sibony. Sur l’exposition au 109, voir la review de l’exposition par Catherine Macchi in 02 :

https://www.zerodeux.fr/news/la-surface-de-la-cote-est/

[7] https://www.canadanewyork.com/exhibitions/2014/supportssurfaces/press-release/

[8] Marie Maertens, « Du Sud-Est de la France à la Côte Est des États-Unis, un parcours artistique », in catalogue d’exposition La Surface de la Côte Est de Nice à New York, (Le 109, Nice, 23 juin – 15 octobre 2017), éditions Cercle d’Art, Paris, 2017.


articles liés

La vague techno-vernaculaire (pt.2)

par Félicien Grand d'Esnon et Alexis Loisel Montambaux

La vague techno-vernaculaire (pt.1)

par Félicien Grand d'Esnon et Alexis Loisel Montambaux