Skulptur Projekte 1977-2017
un laboratoire de recherche pour l’art dans l’espace urbain
Depuis quarante ans, le centre-ville de Münster en Westphalie se transforme tous les dix ans et pour quelques mois en plateforme ouverte à la création et à la réflexion sur les rapports entre artistes, ville et public. Envisagée comme un laboratoire de recherche sur « l’art dans l’espace public », cette exposition de renommée internationale a influencé de nombreuses manifestations. Si sa première édition fut violemment critiquée au niveau local, « Münster » est aujourd’hui devenue une institution, figure de proue de la politique culturelle de la ville.
1977: Le défi de la Skulptur Ausstellung in Münster
Münster est une cité marchande dotée d’une importante université. La reconstruction à l’identique du centre-ville largement détruit pendant la seconde guerre mondiale est symptomatique de l’attachement à la tradition et à l’histoire. La première édition, Skulptur Ausstellung in Münster, est lancée en 1977 par Klaus Bussmann, à l’époque conservateur au musée de Münster, suite à de violentes polémiques contre l’installation d’une œuvre cinétique de Georges Rickey. L’intention est de combler un retard en initiant la population locale à la sculpture moderne et contemporaine. L’exposition est avant tout le fruit d’une vision historique et didactique. Il s’agit de démocratiser l’accès à l’art en ouvrant le cadre restreint du musée à un plus large public. Elle est axée sur trois points forts : une première partie retrace, à l’intérieur du musée, la genèse de la sculpture du xxe siècle. La deuxième section, dédiée aux sculptures « autonomes » des années 1960-70, est installée à l’extérieur, et la partie la plus novatrice, réalisée sous l’égide de Kasper König, alors jeune curateur vivant aux États-Unis, se consacre à des « projets » : l’invitation faite à dix artistes, pour la plupart américains et en partie encore inconnus[i], à concevoir une sculpture pour un lieu de leur choix au sein de la ville est un important défi. Le succès local et international de l’exposition, malgré de violentes controverses initiales, convainc les commissaires de poursuivre dix ans plus tard « l’expérimentation » de 1977 et de réitérer la section des « projets ». Son caractère expérimental et processuel est définitivement confirmé avec l’édition de 1987, désormais intitulée Skulptur Projekte. Le principe de base et son mode d’application sont maintenus jusqu’à nos jours[ii].
Un work-in-progress pour le travail in situ
L’exposition se distingue d’initiatives similaires par une démarche à l’époque insolite : il s’agit initialement d’aller à l’encontre d’une approche muséale ou décorative des œuvres, posées de manière arbitraire dans des espaces verts, sur des places ou devant des bâtiments. Au lieu d’avoir recours à des sculptures existantes, comme c’était bien souvent le cas, il est demandé aux artistes de concevoir une œuvre inédite, réalisée en interaction immédiate avec les données spécifiques du site. Ce faisant, ils sont préalablement invités sur place afin de se familiariser avec la situation locale. Pour le reste, ils ne sont ni soumis à un thème général ni à un lieu prédéfini. Ils sont laissés entièrement libres par rapport à l’esthétique, à la forme, aux matériaux ou au sujet. La question de la durée ou de la pérennisation de l’œuvre n’est pas posée d’emblée. Les organisateurs s’engagent à produire les œuvres dont les artistes restent nu-propriétaire. Ceci dit, une quarantaine de sculptures ont pu rester sur place à la fin de l’exposition. L’approche défendue par les commissaires répond à des tendances émergentes dès la fin des années 1960 : les notions d’in situ ou de site specifity qui prendront de l’ampleur au cours des années 1980 pour finalement devenir une condition sine qua non de l’art public à partir des années 1990. La réédition des Skulptur Projekte dans un intervalle de dix ans permet de concevoir cette manifestation non pas comme une « exposition » clairement circonscrite et soumise à un sujet général mais comme un work-in-progress expérimental. Tout en intégrant à chaque fois les tendances du moment, l’exposition se prête, grâce cette temporalité, à une enquête de terrain à long terme. Elle permet, d’une part, de rendre compte de l’évolution de la notion de sculpture et, de l’autre, de dresser un état des lieux des rapports entre art, ville et public. Münster offre ainsi l’opportunité d’observer « comment la réflexion sur la sculpture s’est successivement déplacée vers un questionnement sur les structures de l’espace et d’autres domaines publics » (Kasper König).
1987 : « Du parc au parking »La deuxième exposition révèle une importante évolution : alors que celle de 1977 était marquée par des positions minimalistes, les pratiques artistiques se sont diversifiées. Le nombre d’artistes ayant déjà œuvré dans l’espace public a considérablement augmenté. Alors qu’en 1977 les commissaires différenciaient encore sculpture autonome et œuvres contextualisées, dix ans plus tard, la site specific sculpture et l’art dans l’espace public sont désormais synonymes. En 1977 prévalent des œuvres créant un rapport avant tout formel avec leur environnement (Donald Judd, Carl Andre, Richard Long, Ulrich Rückriem, Claes Oldenburg). La majorité des participants à l’édition de 1987 développe une approche de fond et plus concrète à la ville. Les artistes interrogent de manière formelle et conceptuelle l’histoire, la culture, l’architecture, les structures urbaines et sociales. Ils révèlent les empreintes du passé laissées sur le plan urbanistique (Daniel Buren) et engagent un dialogue avec des monuments historiques (Richard Serra, Sol LeWitt). Certains mènent un travail de mémoire en rendant hommage à des personnalités importantes pour l’identité locale (Ian Hamilton Finlay, Jeff Koons, Keith Haring). Il s’agit aussi de rendre accessibles des lieux historiques et de rappeler des épisodes du passé moins glorieux (Lothar Baumgarten, Rebecca Horn). La notion traditionnelle du monument est mise en question, souvent avec un clin d’œil ironique (Richard Artschwager, Thomas Schütte). Les limites entre l’art, le design et l’architecture se dissolvent (Isa Genzken, Dan Graham). Les œuvres peuvent être ambivalentes, impliquant une valeur à la fois artistique et fonctionnelle (Scott Burton, Siah Armajani, Dennis Adams). Les artistes interviennent également dans le paysage (François Morellet, Maria Nordman, Ludger Gerdes). Dans un esprit postmoderne, les références à l’histoire, la narration et la figuration, l’ironie et l’appropriation sont à l’ordre du jour (Thomas Huber, Robert Filliou, Nam June Paik, Katharina Fritsch).
1997 : La ville comme (contre-)récit d’une culture événementielle
En 1997, les Skulptur Projekte se sont définitivement affirmées sur la scène internationale. Avec plus de soixante-dix participants, la ville est véritablement submergée de sculptures. Il s’agit de questionner le rapport de l’art au public face à la mondialisation croissante et à l’évolution des médias. Cette édition est généralement considérée comme « exposition festivalière ». La nouvelle génération d’artistes s’empare de la ville avec enthousiasme et sans complexe afin de célébrer « l’adieu à l’euphorie urbanistique » (Walter Grasskamp) des décennies précédentes à travers la rencontre immédiate avec le public. De nombreux artistes se distancient de la notion d’« art dans l’espace public » telle qu’elle avait été employée jusque-là. La pratique de l’in situ devient un « lieu commun » qu’il s’agit de revisiter. La site specific sculpture est remplacée par l’action et le spectacle, l’éphémère et le temporaire. La contextualisation des œuvres se fait désormais à travers la création de réseaux interrelationnels. L’art va à la rencontre du public et se met à son service. La communication et la participation sont au centre de nombreux projets (Marie-Ange Guilleminot, Rirkrit Tiravanija, Yutaka Sone, Reinhard Mucha). Le jeu avec l’ambiguïté, l’ironie et la dérision veut non seulement divertir mais aussi solliciter un effet de distanciation stimulant une approche critique (Andreas Slominski, Roman Signer, Tony Oursler). Les artistes investissent aussi bien des sites remarquables (Nam June Paik, Bert Theis) que des lieux délaissés pour créer de nouvelles situations et des espaces ouverts à la rencontre et au loisir (Jorge Pardo, Tobias Rehberger) ou à la méditation (Peter Fischli & David Weiss, Hermann de Vries). Comme en 1987, l’intervention dans le quotidien se fait notamment à travers des rapprochements avec l’architecture et la création d’objets à la fois fonctionnels et sculpturaux (Per Kirkeby, Tadashi Kawamata, Wolfgang Winter / Berthold Hörbelt), oscillant entre design utilitaire et visionnaire, durable et provisoire (Atelier Van Lieshout, Stephen Craig, Franz West, Kim Adams). Les œuvres (Ilya Kabakov, Janet Cardiff, Allen Ruppersberg, Maurizio Cattelan, Mark Dion) invitent à la « dérive urbaine », à la découverte de la ville à travers une balade littéraire et poétique, réelle et imaginaire. D’autres positions sont plus politiques et critiques. Tout en menant un travail de terrain elles demandent : « à qui appartient l’espace public ? » L’œuvre attire l’attention sur la privatisation progressive des centres-villes (Maria Eichorn) et questionne l’amalgame entre intérêt public et économie d’entreprise. On assiste au cours des années 1990 à un intérêt croissant pour des manifestations artistiques à ciel ouvert. « L’art public » devient une référence, un important enjeu politique et économique. L’exposition risque désormais de se prendre au piège de sa propre popularité et d’être récupérée par les services de marketing de la Ville.
2007 : La disparition de l’espace public
La question de l’instrumentalisation de l’art à des fins promotionnelles des villes ou d’entreprises privées est au centre des réflexions des Skulptur Projekte 2007. Le point de départ est le constat que « l’espace public », soumis à la privatisation et à un esprit d’entreprise croissant, disparaît progressivement en tant qu’entité démocratique. Le terme courant d’« art dans l’espace public » est désormais inutilisable pour les artistes et les commissaires. L’exposition est alors déclarée zone franche afin d’opposer à la fonctionnalisation de l’art dans l’espace public une nouvelle conception de l’autonomie, elle est, selon les commissaires, « performative, médiale et réflexive[iii] ». L’art participatif passe au second plan au profit de la performance (Pawel Althamer, Doria García, Michael Elmgreen & Ingar Dragset), les références filmiques à la ville jouent un rôle important (Clemens von Wedemeyer, Eran Schaerf et Eva Meyer, Valérie Jouve).
De nombreuses interventions s’infiltrent de manière subversive dans la ville. La fiction réaliste met à l’épreuve notre perception de l’environnement urbain, largement manipulée par des images standard, réalisées notamment par des artistes pour le compte d’agences publicitaires (Annette Wehrmann). L’installation sonore devient une forme de résistance esthétique à la pollution sonore de l’environnement urbain (Susan Philipsz). L’usurpation des espaces urbains par le privé, notamment suite à l’externalisation de prestations publiques à des entreprises spécialisées, est le sujet de nombreuses œuvres. Elles s’opposent à l’uniformisation des villes par la reconfiguration de lieux publics afin de les rendre plus attractifs par rapport à l’ameublement standard prédominant (les toilettes de Hans-Peter Feldmann). Une autre forme de protestation ironique est le broyage d’enseignes publicitaires et de sculptures kitsch envahissant les villes pour en faire une nouvelle œuvre monumentale – un geste de « vandalisme » libérateur contre la commercialisation et la défiguration esthétique des centres-villes notamment par un art dit « urbain » au nom des services de marketing (Andreas Siekmann). Malgré l’approche critique, l’exposition peine à imposer une réponse efficace aux stratégies de marketing communal. Cernée par une ambiance de festival et de promotion touristique, elle perd tout son potentiel critique. L’art se voulant contestataire est finalement rattrapé par l’économie de l’embellissement et la culture des loisirs.
2017 : « Instructions pour survivre à l’ère digitale »
L’édition de 2017 explore les développements médiatiques accélérés de la dernière décennie et en particulier l’influence de la digitalisation sur « le corps, le temps et le site[iv] ». Face à cette évolution qui comporte un déplacement drastique des limites entre le public et le privé, elle se focalise sur la dimension corporelle, l’interaction et la communication immédiate. En plus de l’art digital, l’installation multi-médiale et le film, elle envisage un large spectre de pratiques performatives, que ce soit sous la forme d’interprétation et de mise en scène (Gintersdorfer / Klassen, Alexandra Pirici), de processus de création (Koki Tanaka) ou en invitant le public à vivre une sensation corporelle immédiate (Ayşe Erkmen, Nora Schultz). Les rôles sont inversés entre acteur et spectateur, celui-ci faisant l’objet « d’actions directes » (Gintersdorfer / Klassen). L’acteur, en revanche, devient lui-même moteur de recherche (Alexandra Pirici). La sculpture se déploie sous différents visages : des « sculptures vivantes » se promènent dans la rue (Xavier Le Roy) tandis que d’autres apparaissent sous la forme de robots, en auxiliaires d’êtres humains (Hito Steyerl). Le monumental donne lieu à une double discussion sur l’art public et le genre (Nicole Eisenman, Nairy Baghramian) ainsi qu’à une révision ironique de la sculpture moderniste, cette dernière attendant son rapatriement en camion (Cosima von Bonin / Tom Burr). Les références, formelles et conceptuelles, sont immanentes aux œuvres. Les artistes investissent des chantiers ou des terrains industriels abandonnés (Christian Odzuck, Oscar Tuazon) et des espaces intérieurs – un ancien magasin de produits asiatiques (Mika Rottenberg), un dancing (Bárbara Wagner & Benjamin de Burca), une ancienne patinoire (Pierre Huyghe) ou le hall d’une grande banque (Hito Steyerl). Tout en étant éminemment liées au contexte de Münster, ces interventions relativisent notre perception du monde en rapprochant le local du global et vice versa. Elles agissent comme interface entre les époques et les lieux, le temps et les espaces, concrets et virtuels, publics et privés. Elles diminuent les distances entre les mondes, en creusant des tunnels entre deux pays (Mika Rottenberg), en jetant un pont entre deux rives (Ayşe Erkmen) ou en réalisant des workshops afin d’expérimenter des « possibilités de cohabitation » entre personnes de différentes origines (Koki Tanaka). L’exposition participe également de la démystification de la technologie, en présentant des « instructions pour survivre à l’ère digitale » (Aram Bartholl).
Comparées à de nombreuses expositions aux volontés explicitement politiques, pas toujours convaincantes, celle de Münster est agréablement accessible et pertinente. Et, bien qu’elle n’affiche pas directement de discours politique, cela ne l’empêche pas d’être politique. C’est dans ce sens que les Skulptur Projekte agissent depuis 1977 dans le public et pour le public, indépendamment d’intérêts politiques et économiques, afin de mettre à disposition des espaces libres et de solliciter une rencontre fructueuse entre artistes, ville et public. Face à l’inflation des grandes expositions internationales, cette manifestation à ciel ouvert reste un repère, un navire qui suit imperturbablement son chemin dans le courant du temps.
[i] Carl Andre, Michael Asher, Joseph Beuys, Donald Judd, Richard Long, Claes Oldenburg, Ulrich Rückriem et Richard Serra.
[ii] Afin d’assurer d’une part la localisation du projet, de l’autre une indépendance d’action face à la politique et au marché de l’art, le musée de Münster est le pivot de l’entreprise. Les projets sont réalisés sous la direction concertée d’un conservateur du musée de Münster (1977-1997 Klaus Bussmann, à partir de 1985 directeur du musée, en 2007 Brigitte Franzen et en 2017 Marianne Wagner, conservatrices pour l’art moderne) et d’un ou plusieurs curateurs extérieurs (1977-2017 Kasper König, 2007 Corinna Plath directrice du Kunstverein de Münster et en 2017 Britta Peters, curatrice indépendante) avec le soutien des instances publiques ainsi que, dans certains cas, de fonds privés.
[iii] Brigitte Franzen, Kasper König et Corinna Plath 2007. Le nombre d’artistes est réduit à 35 au lieu de 60 en 1987 et plus de 70 en 1997.
[iv] Pour la première fois, l’exposition a associé une autre ville : Marl, ville industrielle de la Ruhr entièrement reconstruite ex nihilo après la seconde guerre mondiale et qui a intégré volontairement dès le début l’art dans l’espace public.
(Image en une : Daniel Buren, 4 Tore (4 Portes / 4 Gateways), 1987. Installation permanente d’une porte dans un passage donnant sur la place de la cathédrale. Photo: Valérie Bussmann, 2017.)
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