La copie est un vilain mensonge

par Aude Launay

 

Clotilde Lataille, Monolithe 05, 2010. Photocopie sur magazine. 21 x 29,7 cm. Courtesy de l’artiste. Photo Stéphane Kropf.

Clotilde Lataille, Monolithe 05, 2010

À l’école, le coup d’œil subreptice sur la feuille du voisin, à la douane, le sac Vuitton mal monogrammé, chez les marchands d’antiquités peu scrupuleux, l’objet prématurément vieilli, l’infraction à la loi qui invalide toute représentation ou reproduction faite sans le consentement de l’auteur… la copie a depuis bien longtemps mauvaise presse. Tromper, voler, mentir en sont les buts avoués.

Dans son idéal de perfection, la copie pose le reproduit comme identique à l’original. Pourtant l’on sait combien la question de l’identité est épineuse, et si la copie en tant que telle nie l’unicité de l’objet, elle ne peut donc en revendiquer l’aura, « le hic et nunc de l’œuvre d’art » décrit par Benjamin (1). La relation dialectique qu’elle entretient à son objet est en cela essentiellement problématique, mais peut déjà être éclaircie à la lumière de la différence établie par Ricœur entre deux manières d’être de l’identité : la mêmeté et l’ipséité (2).La copie double l’existant, elle relève donc du même, et l’identité qu’elle recherche est celle de l’apparence. Elle est un leurre, se montre telle qu’elle n’est pas, mais comme elle souhaiterait être perçue. Étant par nature elle-même et pourtant en partie autre, la copie envisage l’autre comme un peu de soi, le soi comme un peu de l’autre.

« La structure fondamentale de l’illusion n’est autre que la structure paradoxale du double. Paradoxale, car la notion de double, on le verra, implique en elle-même un paradoxe : d’être à la fois elle-même et l’autre. » (3)

Certains se jouent de la tromperie forcément induite par la copie. Le travail d’Hugo Schüwer-Boss, en ce qu’on pourrait le qualifier d’abstraction trouvée (4), exemplifie la possible circularité de la copie. En effet, si ses toiles font illusion, c’est qu’elles semblent nous dire ce que l’on sait déjà, que cet objet rectangulaire, plat et de facture lisse est un livre, que celui-ci est un dossier et celui-là un carton à dessins (5). Il s’agit d’une sorte de trompe-l’œil, mais qui n’aurait pas pour but de berner l’œil en question, plutôt d’une forme de clin d’œil à l’objet originel. Déguisées en tableaux abstraits, ces petites choses banales jouent à ressembler à s’y méprendre à leurs alter ego de carton et papier, et la vision est d’autant plus troublée que l’épaisseur de la toile se confond avec celle qu’ont en réalité les objets représentés. Mais l’intérêt que l’on peut trouver à ces copies provient, outre de leur bluffante similitude, du fait que les objets qui les ont inspirées relevaient déjà d’une certaine esthétique abstraite. Réinjectés dans le champ pictural, leurs motifs donnent ainsi lieu à une abstraction qui fait retour sur elle-même et la copie en boucle l’histoire.

D’ailleurs, « rien n’existe jamais qui ne soit pas d’abord revenu de chez les morts » (6) nous assure Clément Rodzielski. Est-ce à dire que tout est toujours déjà copie d’autre chose ?« Ce n’est pas tant le problème de la reproduction puisqu’aujourd’hui une image c’est d’abord une reproduction, c’est singulièrement une reproduction, il n’y a plus d’images qui ne le soient pas »,dira-t-il une autre fois. L’un des principes qui prévaut dans son travail, c’est celui de l’individuation de la reproduction, si discrète soit-elle, qui permet à l’image d’échapper à l’indistinction. Ainsi il bombe l’arrière de vieilles affiches de cinéma pour leur offrir un halo coloré, et par-delà la question de la duplication, l’on sent poindre le véritable propos, la persistance de l’image. Récemment, il s’est attaché à reproduire de mémoire l’une de ses peintures, comme un croquis réalisé après-coup. Et ce modeste dessin, il l’a photocopié et en a inséré les copies dans les piles de revues gratuites – dont celle qui est là sous vos yeux – à disposition du public de la galerie. La peinture vue en situation d’exposition se muait alors en rémanence factice puisque programmée, faisant fi de tout essentialisme pour trouver dans la reproduction ad infinitum sa propre identité.

Rirkrit Tiravanija, untitled (demonstration drawings), 2010. Graphite sur papier A4. Courtesy Galerie Chantal Crousel, Paris. © Florian Kleinefenn

Rirkrit Tiravanija, untitled (demonstration drawings), 2010

Le maniement de la photocopieuse est peut-être devenu un gimmick de l’art contemporain, jusqu’à l’autocopie précitée de Rodzielski, mais il est généralement perverti par les artistes, Guyton\Walker parmi d’autres. Clotilde Lataille s’intéresse à cette machine dans sa capacité primordiale à produire du noir. Et alors que son principe est de déposer du noir sur le blanc du papier pour faire apparaître l’image, elle l’utilise à des fins inverses : occulter l’image. Ses monolithes sont en effet des pages de magazines de mode qu’elle passe dans le bac à papier et qui ressortent alors plus ou moins noircies suivant la qualité de leur fini, glossy, mat, etc. pour une photocopie unique qui s’abolit dans sa technique même, parfois jusqu’au blackout.

« La duplication du réel […] constitue également, considérée d’un autre point de vue, la structure fondamentale du discours

métaphysique, de Platon à nos jours. Selon cette structure métaphysique, le réel immédiat n’est admis et compris que pour autant qu’il peut être considéré comme l’expression d’un autre réel, qui seul lui confère son sens et sa réalité. » (7)

La copie serait un mensonge créé dans l’unique but de rétablir la vérité ? Les Demonstration Drawings, dessins hyperréalistes que

Rirkrit Tiravanija commande régulièrement depuis 2001 à des artistes thaï d’après des photos de manifestations publiées par le Herald Tribune, narguent en effet, par leur trait imparfait, l’autorité de l’image journalistique en soulevant une question épineuse : qui est le plus à même de rapporter la vérité d’un événement ? Soudainement, la copie permet d’y voir beaucoup plus clair, arrêtant le regard sur des détails que la photo aurait lissé instantanément. Elle s’anoblit dans la réminiscence qu’elle nous offre. « Rien n’est jamais découvert : tout est ici retrouvé, revenu à la mémoire à la faveur d’une retrouvaille avec l’idée originale. » (8)

(1) Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2003. p. 13.

(2) Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, Points Essais, 1990, p. 140.

(3) Clément Rosset, Le Réel et son Double (1976), Paris, Gallimard, Folio Essais, 1993, p. 19.

(4) Hugo Pernet, L’art perdu de la peinture abstraite, 2010.

(5) Hugo Schüwer-Boss, Black Book, A4, Carnet… 2006-07, acrylique sur toile.

(6) Clément Rodzielski dans le communiqué de presse de son exposition Trop peu de santé, trop peu de preuves, à la galerie Carlos Cardenas, Paris, du 12 février au 27 mars 2010.

(7) Clément Rosset, Le Réel et son Double, p. 55.

(8) ibid. p. 60.


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