Yes we don’t / IAC

par Patrice Joly

C’est un bien étrange titre que nous proposent les deux curateurs de l’exposition Yes we don’t à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne, Nathalie Ergino aux côtés de Joël Benzakin — un oxymore qui évoque le Yes we can de Barack Obama en même temps que I would prefer not to du Bartleby de Melville : il ne peut être ici question que de politique, de volonté et de désir, d’avancée et de reculade, de stratégie renouvelée d’action et de la fin des grandes ruades qui pouvaient être encore opératoires à la fin des années 70. L’exposition prend acte d’une approche transversale de la part des artistes pour ne plus affronter radicalement le contexte politique comme ils ont pu le faire naguère et pour l’aborder désormais par la bande, par autant de mouvements de contournement, d’infiltration, d’ironisation. Ce yes we don’t est aussi une manière de dire l’embarras des jeunes générations par rapport à un supposé devoir d’implication (d’indignation ?) qui échoirait aux artistes plus qu’à tout un chacun, une espèce de résistance passive ou de passivité résistante à une sommation d’agir qui correspond assez bien à l’époque et répond aux prétentions d’un art politique qui a toujours montré ses limites et son inefficacité.

Bernard Bazile, It’s O.K. to say no, 1989 – 1990 Affiche Moquette, bois médium, sérigraphie Collection du musée d’art contemporain, Marseille Vue de l’exposition Yes, we don’t, du 20 mai au 14 août 2011, Institut d’art contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes © Blaise Adilon

 

L’exposition est vertébrée par deux piliers emblématiques de deux scènes séparées par

une génération mais somme toute extrêmement proches dans la forme et l’esprit. Il y a d’abord le génial Bazile dont on redécouvre à chaque apparition toute la puissance anticipatrice. Déjà montrée à La Force de l’art par la même Nathalie Ergino, Les chefs d’état se présente comme une machine à sous dont les rouleaux seraient remplacés par le déroulé des images d’archive montrant lesdits chefs d’état dans des postures variables, tour à tour images officielles de voyage ou tirées d’une intimité filtrée : peu importe le statut de ces dernières, il est plutôt question ici de montrer la mise en scène de la propagande du pouvoir. Les vidéos n’ont pas été updatées, pour reprendre à dessein un anglicisme qui aurait toute sa pertinence concernant une installation qui fait tellement penser à la profusion des images que nous inflige le net et dont l’installation de Bazile anticipe d’une certaine manière l’avènement ; même s’il s’agit d’un instantané d’une époque révolue, ce flash back montre clairement que ces techniques pour se concilier les faveurs du public ont toujours cours, elles n’ont pas varié d’un iota… Précédant la projection de Bazile dans la déambulation, la première salle Provoost et Denicolai présente un ensemble de pièces dont une installation assez complexe qui synthétise assez bien l’esprit et la forme de leur travail : le couple d’artistes bruxellois a développé une réflexion intense sur la notion de contexte dont il n’a de cesse d’explorer de pièce en pièce les potentialités expressives. Une première installation composée de deux écrans diffusant en permanence des images de CNN surplombe une petite concrétion murale qui reprend exactement le matériau (un carrelage mural) qui recouvre le bâtiment faisant face au centre d’art. Le message est simpe mais efficace : notre monde est désormais pris entre ces deux dimensions antagonistes qui ordonnent et complexifient notre quotidien ; l’une, symbolisé par CNN, traduit cette irruption permanente du drame dans notre quotidien comme une toile de fond, un brouhaha dont on finit par oublier qu’il témoigne d’une « vraie » réalité ; l’autre, le muret, renvoie au décor urbain qui borne nos déplacements : les deux espaces, virtuels et réels, composent la réalité de l’environnement à l’intérieur duquel nous évoluons. Sur un mur de cette salle, un dessin reprend le même thème en le disant autrement : un ver stylisé avance vers le futur, le présent est fléché et semble se situer dans l’estomac de l’animal tandis qu’à l’autre extrémité une autre flèche, celle du passé, désigne les excréments. Manière de dire que le travail de l’artiste consiste à se nourrir de son contexte avant de l’évacuer mais aussi que tout romantisme doit être banni et que ce sont bien les données contextuelles qui doivent produire la matière même de l’œuvre, qu’elle ne saurait provenir d’ailleurs. D’autres réalisations du duo émaillent le parcours de l’exposition et montrent une capacité assez inouïe à recycler le contexte physique mais aussi discursif, formel, sociologique et bien entendu politique de leurs interventions pour recréer d’autres pièces à partir d’une matrice. Ainsi, dans une des œuvres présentées, le geste du maire d’une petite ville de Belgique qui inaugure une commande publique consistant en la performance de jeter la première pierre d’un édifice à construire par dessus son épaule (le geste symbolique de la pose de la première pierre étant par la même largement ironisé) est photographié et repris dans la création d’une série de puzzles proposés aux visiteurs de l’exposition. Ivo Provoost et Simona Denicolai apparaissent ainsi comme les représentants d’une génération d’artistes, qui, de François Curlet à Jeremy Deller abordent la question politique non plus comme un horizon lointain et fantasmatique mais bien plutôt comme une dimension du quotidien, une somme de micro-actions à portée de main. Un autre intérêt de l’exposition est de présenter une multiplicité d’approches concernant ce qui ne peut plus être nommé comme un engagement et d’établir une filiation assez nette entre un Bazile et toute cette génération d’artistes – souvent belges – qui traitent le sujet le plus souvent via son versant absurde ou loufoque. François Curlet, grand pourvoyeur de solutions à la limite de l’idiotie, se penche sur le fonctionnement d’une multinationale de l’aluminium pour préconiser à tous les sdf de New York où la fameuse canette est consignée, de devenir propriétaire de ladite multinationale au terme d’une campagne de récupération massive. La solution, évidemment irréaliste, ferait rire un syndicaliste patenté, elle pointe néanmoins une anomalie dans le dispositif capitaliste qui, s’il était mené à son terme, pourrait effectivement risquer de l’ébranler. On retrouve aux côtés de Curlet et Deller nombre d’artistes qui soumettent « la » question à un traitement et des résolutions extravagantes et parfois franchement hilarantes à l’instar de la pièce de Javier Tellez, One flew over the void, qui spectacularise le passage de la frontière mexico-américaine en invitant l’homme canon des fêtes foraines à battre son record du saut le plus long. Ou encore la vidéo de Carey Young, I am a revolutionnary, qui la montre se faisant coacher pour prononcer le plus efficacement possible la phrase « je suis une révolutionnaire », appliquant à des fins militantes des techniques de pur marketing. Ici encore, dans ces deux derniers exemples, ce qui importe, ce n’est plus l’« action directe » mais bien plus la mise en scène selon des scénarios quasi hollywoodiens de la fameuse lutte des classes : un peu comme si les révolutionnaires avaient fini par se ranger à l’avis qu’une bonne comm’ valait définitivement mieux qu’une mauvaise bataille… La boucle est alors bouclée, la pièce de Bazile qui démontait la spectacularisation du pouvoir comme forme ultime d’une technique de communication aboutie trouve un écho dans les œuvres de jeunes artistes qui reprennent à leur compte ses constats, même s’ils y glissent une forte dose d’ironie et d’absurde. La présence de Bazile, artiste génial mais quelque peu oublié, au milieu d’une génération de jeunes artistes arrivant à maturité, prouve, s’il était encore nécessaire de le démontrer, que la meilleure manière de redonner de la visibilité, du crédit et de l’attention à ceux qui ont disparu de nos cimaises, est de les inviter à partager un dialogue intergénérationnel ouvert et vivant, capable de dessiner une réelle perspective historique, plutôt que de les confiner dans de grandes cérémonies commémoratrices et consécratrices, avant de les reléguer définitivement dans l’oubli…

 

Yes we don’t, du 20 mai au 14 août 2011, IAC / Institut d’Art Contemporain, 11 rue Docteur Dolard
 69100 Villeurbanne.

Avec Berard Bazile, Simona Denicolai & Ivo Provoost, Vaast Colson, François Curlet, Jos de Gruyter & Harald Thys, Jeremy Deller & Alan Kane, Francesco Finizio, Richard Hugues, John Knight, Ahmet Ogut, Sener Ozmen & Erkan Ozgen, Julien Prévieux, Michael Rakowitz, Santiago Sierra, Javier Tellez, Carey Young + Links*.

Commissariat : Joël Benzakin et Nathalie Ergino.

 


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