Wael Shawky, Al-Qurban / The Offering
Serpentine Galleries, Londres, Grande-Bretagne, Du 29 novembre 2013 au 9 février 2014.
On ne présente plus Wael Shawky. Depuis la fin de ses études en 2001, l’artiste égyptien (né en 1971) s’est fait repérer dans la très-en-vogue biennale d’Istanbul en 2011, a participé à celles de Marrakech, Gwangju et Bucarest en 2012, celle de Sharjah en 2013, a été montré dans la dernière documenta de Kassel, a raflé quelques prestigieux prix et s’est vu proposer des expositions personnelles dans différents centres d’art. Donc, on ne présente plus Wael Shawky, et l’on on ne s’étonne guère qu’il investisse la Serpentine Gallery, cet hiver, à l’occasion de la première mondiale de son film Al Araba Al Madfuna II (2013).
Al Araba Al Madfuna (2012) s’inspirait d’une nouvelle de Mohamed Mostagab (1938-2005) [1], The J-B-Rs, dans laquelle, sur les conseils de leur doyen mourant, les habitants d’un village se mettent à adorer les animaux avec lesquels ils vivent, jusqu’à en adopter petit à petit les traits caractéristiques. Al Araba Al Madfuna II s’inspire de deux autres paraboles de l’écrivain égyptien, The Offering (qui donne d’ailleurs son titre à l’exposition) et Horsemen Adore Perfumes, deux récits fonctionnant, comme tout récit édifiant, sur le principe de la réitération narrative.
A travers eux, Wael Shawky peut poursuivre sa réflexion sur les mécanismes de construction identitaire et d’écriture de l’histoire. On retrouve l’incroyable décor naturel des ruines de l’ancienne Araba el-Madfuna aujourd’hui connue (et très visitée) sous le nom d’Abydos, qui donne aux films leur titre ainsi que leur nécessaire atemporalité. On retrouve également le principe sur lequel repose le film : de jeunes enfants vêtus en adultes et affublés de postiches jouant des scènes doublées par des voix d’adultes [2]. Celles-ci racontent d’étranges malédictions frappant des communautés entières : une despote sanguinaire faisant régner la terreur et la désolation sur des habitants qui assistent passivement aux assassinats successifs de cavaliers venus charmer la tyran afin de les délivrer de leur sort ; un village de marchands subitement atteint de mutisme qui, ayant trouvé diverses parades pour survivre, en vient à faire disparaître celui qui propose de lever le sort. Quelque chose de la servitude volontaire…
L’alternance des plans, sur les bords du Nil, sur les places de la ville, dans l’obscurité des maisons, fait habilement courir le récit à travers le paysage, telle une rumeur. La neutralité du noir et blanc, la solennité des décors, le jeu sous-expressif des enfants, le recours à l’arabe littéraire, tout concourt à entériner la foi en ce qui est énoncé. Dans le même temps, Wael Shawky livre au spectateur tous les indices nécessaires à la mise en faillite d’une adhésion sans réserve. Non seulement ce que l’on voit ne correspond pas à ce que l’on entend, mais on serait bien en peine de choisir son camp : cliché de l’innocence enfantine ou autorité induite de l’arabe littéraire ? transmission des légendes du passé ou projection dans le futur de ces enfants ?
La légère désynchronisation entre le texte dit et les mouvements des lèvres des acteurs rappelle l’agitation des visages articulés des marionnettes des Cabaret Crusades. Et comme dans cette désormais célèbre série de films d’animation, le spectateur est invité à se demander qui « tire les ficelles » de l’histoire.
Egalement projetés dans l’exposition, Cabaret Crusades: The Horror Show File (2010) et Cabaret Crusades: The Path to Cairo (2012) réactualisent ce même effet de distanciation quasi brechtien. Le premier volet, The Horror Show File, relate quelques uns des événements de la première Croisade, du prêche du pape Urbain II au concile de Clermont en 1095, exhortant à la libération de la Terre Sainte, au sac de Jérusalem par les croisés, en 1099. Il a été tourné en Italie [3] et met en scène de très anciennes marionnettes issues de la collection Lupi à Turin. Le second volet, The Path to Cairo, chronique les cinquante années (1099-1149) qui suivirent la prise de Jérusalem. Pour sa réalisation, Wael Shawky a travaillé en France, dans les ateliers de céramique d’Aubagne. Près de deux cents personnes ont collaboré à la réalisation des quelques cent vingt marionnettes et deux cents santons qui ont été fabriqués pour le film : une superproduction à l’américaine !
Les deux films doivent beaucoup à l’ouvrage d’Amin Maalouf : Les Croisades vues par les Arabes [4]. Intrigues, jalousies, complots, erreurs tactiques, alliances improbables, viles compromissions, etc., y sont l’apanage des deux camps, qui rivalisent de violence aveugle. Peut-être pas si aveugle d’ailleurs puisqu’il est également rappelé les motivations socioéconomiques, plus que religieuses, qui ont mu les premières Croisades. Mais là encore, point de manichéisme : des références à certains textes anciens tels que La Chanson de Rolland rappellent que déconstruire l’univocité de l’histoire ne peut se faire sans se frotter de près aux légendes et autres hagiographies. Quoique relativement différents dans leur traitement plastique les deux films posent les fondations de cet art de la contradiction et du disruptif que Wael Shawky hisse au sommet dans Araba Al Madfuna et Araba Al Madfuna II. Découpage en tableaux, intermèdes musicaux voire chantés ou ficelles apparentes des marionnettes interrogent la linéarité du récit et réveillent le spectateur (comme il se doit), tandis que l’impression de mystification de l’histoire est véhiculée par de puissants clairs-obscurs dans The Horror Show File et par un aplatissement du décor dans The Path to Cairo.
Certes, associée à un attachement – des plus logiques – aux signes, cette très grande maîtrise formelle aurait pu justifier ce que d’aucuns ont pu qualifier de très judicieux : exposer en sus les marionnettes créées pour The Path to Cairo ainsi qu’une série de « flags » (2010) d’après des blasons de croisés, et une autre de dessins réalisés pour l’exposition. Il apparaît au contraire maladroit d’enfoncer ainsi le clou après avoir plus subtilement joué le changement d’échelle dans les films. A moins que ce ne soit le didactisme du parcours de l’exposition [5] ? La disposition des espaces de la Serpentine historique ne laisse peut-être pas une marge de manœuvre importante mais on regrette un certain classicisme : marionnettes et productions bidimensionnelles se déploient dans les trois premières salles en enfilade, tandis que le film-star occupe la salle centrale, encadré de part et d’autre, par deux autres black boxes où sont présentés les deux Cabaret Crusades.
Il ne s’agit cependant pas de bouder son plaisir. On retient donc la virtuosité des propositions, ainsi que ce carton d’Araba Al Madfuna II indiquant qu’il s’agit-là d’une « histoire personnelle vraie basée sur des contes ». Et l’on pourrait ajouter que toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être fortuite.
- ↑ Malheureusement, un seul ouvrage de Mohamed Mostagab a pour l’instant été traduit et publié en français : Les Tribulations d’un égyptien en Egypte, Arles, Actes Sud, Coll. Littérature – Mondes arabes, 1997.
- ↑ Wael Shawky avait d’ailleurs déjà expérimenté ce décalage dans son film Telematch Sadat (2007) qui rejoue avec des enfants l’assassinat du président égyptien Anw ar Sadat.
- ↑ Et plus précisément à la Cittadellarte de Michelangelo Pistoletto.
- ↑ Amin Maalouf, Les Croisades vues par les Arabes, Paris, Editions Jean-Claude Lattès, 1983. S’appuyant sur les textes des historiens et chroniqueurs arabes de l’époque, l’académicien franco-libanais y propose une contre-histoire salvatrice, mettant au jour « la barbarie franque en Terre Sainte ».
- ↑ Ce n’est évidemment pas la première fois que Wael Shawky expose également ses marionnettes.
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- Du même auteur : Deux pièces meublées à Vitry, François Taillade, Agir dans ce paysage,
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