Tous les présents possibles : Jean-Christian Bourcart

par Pascale Cassagnau

In Memory of The Days to Come, 2011, 80′. Avec La Jetée, Vertigo, la trilogie Matrix.

« L’image authentique du passé n’apparaît que dans un éclair. Image qui ne surgit que pour s’éclipser à jamais dès l’instant suivant. La vérité immobile qui ne fait qu’attendre le chercheur ne correspond nullement à ce concept de la vérité en matière d’histoire. Il s’appuie bien plutôt sur le vers de Dante qui dit: “Cest une image unique, irremplaçable du passé qui s’évanouit avec chaque présent qui n’a pas su se reconnaître visé par elle.” » Walter Benjamin, Ecrits français. (1)

Chris Marker, La Jetée.

De la Jetée à Level five Chris Marker n’a cessé de développer un scénario d’une science-fiction historique à travers laquelle l’hypothèse du récit dessine une hypothèse de l’Histoire. L’hypothèse du récit prend la forme d’une enquête sur la réalité déclinée systématiquement au passé composé ou à l’imparfait. L’enquête comme forme discursive engage une analyse, un point de vue sur le temps et l’espace. Pour José-Luis Borges, notamment, l’espace de l’enquête conçue dans la perspective d’un grand intertexte devient l’espace de la fiction qui porte une philosophie du temps:Hume a nié l’existence d’un espace absolu où chaque chose aurait sa place; je nie, quant à moi, l’existence d’un temps unique, où tous les faits s’enchaîneraient. Il n’est pas plus difficile de nier la succession que de nier la coexistence.”(2).

Dans La Jetée, le présent est évoqué comme le souvenir du passé (quelque chose qui point d’une façon énigmatique) et comme le futur du futur, sa justification en quelque sorte. La réalité qui revient, instituant le film comme un devenir-archive, vient s’inscrire à nouveau sous la forme d’une enquête. Une enquête engage un point de vue sur la réalité donnée comme incertaine : la faiblesse constitutive de la réalité rend nécessaire le retour, le va et vient sur ses traces pour en questionner l’inscription dans le temps, pour en questionner principalement les images.“Il y a la vie et il y a son double, et la photo appartient au monde du double.” Cette assertion extraite de Si j’avais quatre dromadaires désigne une ontologie de la réalité, comme le rappelle Bernard Eisenschitz dans le texte qu’il consacre à Chris Marker dans Trafic : ce qui caractériserait la réalité, c’est qu’elle est perpétuellement en défaut d’elle-même et qu’elle est originairement affectée par la différence. (3)

Tel est le temps de La Jetée : un point de contact, une autre dimension, la coïncidence de l’avenir et du passé dans une image d’enfance qui matérialise une trajectoire mentale de l’image d’enfance à la mort, après la 3ème guerre mondiale. Chris Marker dialectise le moment de la rencontre : en un point du film, c’est-à-dire en un point du temps, le narrateur rencontre à nouveau dans l’évocation du sommeil à l’intérieur du récit, l’être aimé autrefois ; il rejoint ensuite l’instant de sa propre mort. Du passé au futur, du futur au passé et du passé dans le futur, La Jetée instaure un temps auto-reverse, en spirale: “Quelques années avant le début” du futur vers un passé qui n’a pas commencé) “Et quelque temps après vint une destruction”. Ces deux amorces narratives qui introduisent au récit instaurent d’entrée de jeu le vertige d’un temps non “euclidien”, dépourvu de ses coordonnées familières. Le passé simple (”avant”, ”vint”) introduit le brouillage des temps grammaticaux, des catégories logiques. La Jetée est un roman d’anticipation – un photo-roman en plans fixes – dont le récit commence après la 3ème guerre mondiale terminée depuis peu ; c’est aussi un voyage à travers une photographie d’enfance. Le film lie très étroitement le thème de la guerre et de la violence à une reflexion sur l’image.

L’image est définie comme une trace, une mémoire laissée dans le temps par la conscience : tout l’itinéraire mental du narrateur consistera à remonter le cours du temps pour parvenir à l’origine de l’image qui coïncide finalement à une mise à mort. “Dans les ténèbres de la mémoire, il entend garder du passé que les moments du bonheur, alors que les hommes de l’avenir qui voyagent dans le temps, lui demandent de venir avec eux.” La Jetée articule trois temporalités : une conception sur le temps acentré, le temps de l’histoire, le temps du récit. Les trois temps coïncident et bifurquent, au gré des effets de répétition ou d’accélération des séquences temporelles. Le temps du récit consiste en une pulsation de plans, tantôt accélérés, tantôt ralentis, redoublée par une scansion sonore complexe ; au chuchotement d’une voix presque inaudible, se superpose le commentaire d’un commentateur qui n’est pas le narrateur, les voix d’un choeur. Les images ne se donnent pas à lire mais constituent des espaces transitoires successifs échappant à une claire identification. Chaque plan annule le précédent et détermine un effet d’opacité et de trouble de la perception, au fur et à mesure que se déploient les éléments narratifs. La mise en intrigue s’articule autour d’un principe génératif : le premier plan, en effet, contient à la fois tous les autres plans et la solution de l’énigme qu’il pose. Le film vient occuper l’espace potentiel étiré par le cinéaste qui sépare le premier plan de lui-même, puisque la structure du récit repose sur une progression en tour d’écrou.

Entre les photogrammes fixes qui se succèdent en fondus enchaînés se constitue un espace fugitif, un troisième temps échappant au texte et au son : un espace-temps virtuel dans lequel le passé et le présent, l’espace et le temps ne cessent de coulisser l’un sur l’autre.

Dans La Jetée un homme est envoyé dans le passé parce qu’une image-souvenir l’obsède. Plus tard, on envoie un homme dans le futur.

Dans le film, l’espace devient le lieu de toutes les expérimentations, le lieu de la rencontre également. Comme dans tout récit de science-fiction, la rencontre, qui constitue le point nodal de La Jetée est précédée d’une vision : des sortes de flashes, de plus en plus nombreux et accelérés, mènent le narrateur vers la vision principale, la rencontre avec la femme aimée autrefois et retrouvée l’espace d’un instant avant sa disparition définitive.

Cette conception du temps ressaisit la représentation de la réalité à l’image du rêve et de leur indistinction : un espace que l’on évoque tout au long du film et qui n’existe pas, comme un temps improbable. Un espace à parcourir mais dont toute preuve s’avère impossible à restituer, un cheminement qui commence mais dont tout souvenir est impossible à retrouver.

Alfred Hitchcock, Vertigo.

“Le temps est comme un cercle qui tournerait sans fin : l’arc qui descend est le passé, celui qui monte est l’avenir ; en haut, il y a un point indivisible qui touche la tangente, et qui est le présent. Immobile comme la tangente, ce point inétendu marque le contact de l’objet, dont la forme est le temps, et du sujet, qui n’a pas de forme, parce qu’il n’appartient pas au connaissable et qu’il est la condition préalable de la connaissance.”(4)

Le vertige, l’oubli, la perte de mémoire et la boucle du temps : tel est l’objet et l’espace de Vertigo, film des reflets, des doubles, fondé sur le principe d’une lente traversée sans fin des apparences. La spirale du récit engendre un « suspense ésotérique », qu’évoque Jean Douchet dans son texte sur les différentes catégories de suspense dans le cinéma d’Alfred Hitchcock. (5)Toute l’analyse du critique de cinéma porte sur la mise en évidence des notions d’occulte et de la puissance des forces de l’Au-delà. Dans son entretien sur Vertigo avec François Truffaut, Hitchcock précise à ce sujet: “Ce qui m’intéressait le plus était les efforts que faisait James Stewart pour recréer une femme, à partir de l’image d’une morte.” (6)

Le spectateur est en effet placé au seuil d’un espace onirique dès les premiers plans du film qui évoquent l’acrophobie du héros principal : comme John Scottie Ferguson, le spectateur est embarqué dans un malaise psycho-somatique. Les notions  d’occulte et de désidentification se matérialisent à travers les motifs de l’inversion, du jeu des reflets, de la complexe structure en miroir qui scinde le film en deux parties néanmoins non superposables : l’infra-mince de la différence entre la vérité et le mensonge affecte l’architecture générale du récit d’une légère dissymétrie. Les figures des personnages y sont dédoublées mais ne constituent pas de véritables doubles. C’est cet espace différentiel infinitésimal inscrit dans la représentation qui constitue l’embrayeur de la fiction, par lequel le spectateur s’introduit dans l’histoire, à l’insu du personnage principal.

Adaptation détournée du roman D’entre les morts de Boileau et Narcejac, Vertigo multiplie les simulacres et les dédoublements par glissements progressifs des sens propres et métaphoriques. Le personnage principal est un officier de police en arrêt maladie pour cause d’acrophobie, qui souffre du vertige et qui ne le supporte pas. Amené à enquêter malgré tout sur l’épouse supposée d’un ami, incarnation elle-même de la figure d’une ancêtre morte, il est pris dans un second temps d’un vertige existentiel qu’il se crée à lui-même et qu’il repousse, de façon tout aussi contradictoire.

La dialectique paradoxale qui emporte le récit convoque tour à tour l’expression de désirs inavoués et fantasmatiques opposés à la nécessité pour le personnage d’accéder à la vérité qu’il récuse dans le même temps. Le dispositif narratif agence le colloque des doubles : entre Scottie, Galvin, Madeleine, Judy, se jouent tous les registres d’interprénétration entre la réalité, le fantasme, la vérité et le mensonge, ainsi que toutes les figures de substitution, entre la première et la seconde fois, entre la vraie morte et sa doublure.

Vertigo, c’est l’histoire d’un vertige (dont le héros est atteint) mais aussi d’un enroulement (..) car, dans l’intrigue, le milieu rejoint petit à petit le début lorsqu’il s’agit de faire coïncider la femme n°2 avec la femme n°1, qui est en fait la même. Le héros est donc roulé et aussi embobiné (et au point où forme et contenu se rejoignent en une même métaphore, de tels jeux de mots sont fondés). Mais tout film est aussi une bobine qui enroule une histoire. Tout film est un tel vertige, une telle boucle.”(7)

Dans cette perspective d’une répétition en tour d’écrou, la seconde fois est aussi fatale que la première : Judy mourra réellement et Scottie la perdra une seconde fois. Entre deux constructions fantasmatiques, entre deux reflets inversés, l’authenticité de la réalité aura été entrevue en un bref fragment de temps, replongeant aussitôt spectateur et personnage de la fiction, dans l’espace instable du trouble.

 

Andy et Larry Wachowski, Matrix, Matrix Reloaded, Matrix Revolutions.

 » Neo : I can’t tell you how to get there, but I know if you can free your mind, you’ll find the way ». (8)

Conçus comme autant de jeux vidéo, les trois films de la trilogie Matrix s’inscrivent dans une perspective idéaliste d’un récit cybernétique, mettant en scène un espace dystopique qui invente sa propre imagerie, la représentation de ses matières et matériaux. Le cyberespace est un monde parallèle, à l’image d’une multinationale, résultant de l’ensemble des manipulations de données numériques, de messages cryptés – comme le montre l’introduction du premier film de la trilogie. Toute l’architecture des récits articule le traitement visuel des données alphanumériques et leur perception par les personnages dans l’espace d’un jeu vidéo généralisé à l’ensemble de la réalité et de ses apparences.

C’est une telle architecture des médias et la scénarisation des glissements entre les notions d’illusion, de vérité, de réalité, que décrit Erwan Higuinen, à propos de Matrix Reloaded, lorsqu’il écrit : “Deux niveaux de réalité : le monde réel, sinistre, en guerre, et la « matrice », qui s’y substitue, monde totalitaire lisse, fiction par le biais de laquelle les machines triomphantes contrôlent les humains encore en vie. C’est en se branchant sur des câbles reliés à une console rétro-futuriste que, plongeant dans un sommeil artificiel, les héros du film, gamers ignorants de l’état dans lequel ils en reviendront, retournent dans la matrice pour y vivre des aventures incroyables.”(9)

En effet, l’activation de la perception visuelle et sensorielle des données s’effectue pour les personnages par des branchements à des électrodes à prise neuronale et par tout un ensemble de protocoles par lesquels s’échangent, coulissent des segments d’espaces-temps disparates, entre deux rêves. En outre, le cyber-espace est conçu comme une maquette, comme la modélisation d’un temps sédimenté, à l’image du passage des corps et des objets dans le plan sous l’effet – bullet du mouvement et de ses vitesses. Si le virtuel est le régime temporel du cyber-espace, Gilles Deleuze le définit comme une sous-catégorie du temps et un embrayeur, lorsqu’il écrit :

“Le virtuel apparaît de son côté dans un temps plus petit que celui qui mesure le minimum de mouvement dans une direction unique. C’est pourquoi le virtuel est éphémère. Mais c’est dans le virtuel aussi que le passé se conserve, puisque cet éphémère ne cesse de continuer dans le plus petit suivant, qui renvoie à un changement de direction.”(10).

La configuration du virtuel décrite par Gilles Deleuze désigne une réversion du temps : l’instant et le temps retournés. Par ailleurs, la notion de virtualité sous-entend ici une accumulation possible des temps et des espaces non opposés. La sédimentation non contradictoire des temps et des espaces représente le régime familier du récit dans la science-fiction. Le passé et le futur directement connectés, le présent travaillé par une remontée du passé, par la mémoire et son inconscient, sont les éléments constitutifs de l’univers de la science-fiction. Comme le rappelle Elie During dans son introduction à l’essai collectif  Matrix, Une machine philosophique : “L’essentiel est que Matrix se présente d’emblée comme une fiction cosmologique : ce qui est en jeu, au-delà de la prise de conscience de l’inconsistance des apparences, c’est en effet la possibilité même de faire monde.”( p.13)

La trilogie Matrix incarne et porte à son plus haut point les retournements des temps et des espaces.

Jean-Christian Bourcart, In Memory of The Days to Come.

“C’est le présent qui passe, qui définit l’actuel ; c’est dans le virtuel que le passé se conserve.”(11).

Si La Jetée formule des hypothèses sur le futur et constitue une machine à remonter le temps, à partir d’une troisième guerre mondiale, si Vertigo multiplie les figures de la spirale d’une répétition pure, si les trois films de la trilogie Matrix tentent d’élaborer une définition cinématographique et philosophique du virtuel comme l’ont imaginé à leur tour les auteurs du Matrix: Machine philosophique (12), ainsi que son imagerie, à l’orée du XXIème siècle, In Memory of The Days to Come introduit au régime narratif de tous les présents possibles, le jour d’après. Il constituerait ainsi une Jetée renversée, un Vertigo à l’horizontale, un espace post-Matrix : une proposition narrative pour notre moment contemporain, à la dialectique d’une  consistance nouvelle. L’hypothèse d’un réel zombie qui ne peut pas disparaître.

Contemporain du récit qui se déroule de manière inchoative, le spectateur est ainsi placé dans l’impossibilité d’en finir avec ses multiples hypothèses. Le film ne formule  pas non plus une quelconque hypothèse sur le temps. L’actuel est le lieu du film, son point cardinal, qui lui donne ainsi sa consistance. A l’image des volumes d’images que constituent ses photographies, le film de Jean-Christian Bourcart construit un espace sédimenté des états provisoires du présent. Les épiphanies de La Jétée introduisaient des trouées dans le récit et déterminaient des courts-circuits temporels. A l’inverse, la conduite du fil narratif de In Memory of The Days to Come s’effectue sous la forme de paris répétés en faveur du retour à la vie, au présent. Les personnages se réincarnent perpétuellement, pris dans un processus de remémoration, qui est ici un long voyage spirituel et médiumnique.

Chaque séquence est agencée comme un battement de vie, entre deux pertes de conscience. Le montage subtil et les matières de l’image contribuent à des effets de déréalisation consécutifs. Le mythe d’Orphée et sa traduction narrative est ici en quelque sorte contourné, même s’il constitue une référence principale du film qui entretient avec la littérature romantique notamment des relations en asymptote.

Si la mort (réelle ou supposée) est l’antithèse de la vie dans Vertigo, si les trois films de la trilogie Matrix mettent en scène des personnages clonés, reflets platoniciens dupliqués, les personnages du film de Jean-Christian Bourcart ne renvoient à aucune autre scène virtuelle. La démultiplication du personnage principal qu’incarne Elodie Bouchez, dans l’une des scène centrales du film qui se situe au bord d’un lac prend la forme d’une pure et étrange duplication en tant que telle, et non de l’évocation d’un double fantomal. L’intrigue introduit un motif étrange para-scientifique qui dote le récit d’une dimension  paranoïaque, plaçant le spectateur devant la nécéssité  d’avoir à conduire lui-même sa méthode paranoïa-critique, pour l’interprétation du film et sa lecture.

Le réel évoqué dans In Memory of The days to Come est fondamentalement une construction de l’espace : un espace mental plastique et ses métamorphoses. Dans l’image.

Notes

1 : Walter Benjamin, Ecrits français, Gallimard, 1991, p.341.

2 : Jorge Luis Borges, Enquêtes, Gallimard, p.230.

3 : Bernard Eisenschitz, Chris Marker, quelquefois les images, Trafic, n°19, été1996, p. 46-57

4 : Jorge Luis Borges, op.cit. p. 246-47.

5 : Jean Douchet, Alfred Hitchcock, L’Herne cinéma, 1967, p. 30

6 : Hitchcock Truffaut, Gallimard, 1993, p. 206

7 : Benoît Peeters, Hitchcock, le travail du film, Les Impressions nouvelles, 1992, p. 47-48.

8 : The Art of The Matrix, Newmarket Press, New York, 2000, p. 393.

9 : Erwan Higuinen, Recharge héroïque, Les Cahiers du cinéma, juin 2003, n° 580, p. 83.

10 : Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Flammarion, p.184.

11 : Eric Alliez, Deleuze Philosophie virtuelle, Les Empêcheurs de penser en rond, 1996, p.19-20.

12 : Matrix : Machine philosophique, sous la direction d’Alain Badiou, Ellipse, 2003

Toutes les images sont tirées du film In Memory of the Days to Come, HD video transfered on 35mm, 80 mn. Completed in September 2010. Directed by Jean-Christian Bourcart. Production Le Bureau, Bertrand Faivre and Tristan Goligher. Avec Elodie Bouchez, Jason Fleitz, Jordan Mahome, Phyllis Johnson, Philippe Hartmann

  • Partage : ,
  • Du même auteur :

articles liés

AD HOC

par Elsa Guigo

Bivouac, après naufrage

par Alexandrine Dhainaut