"Passages" ou la chrono-nécrologie d’un centre d’art

par Aude Launay

Les centres d’art ont pris l’habitude de venir se nicher dans des lieux plutôt curieux, anciennes usines, anciennes chapelles, anciens couvents et friches de toutes sortes ; celui d’Embrun n’a pas échappé à la tradition. Inauguré le 18 juillet dernier, il a surgi de la réhabilitation d’une chapelle passée par une occupation militaire qui en avait fait un arsenal au milieu du xixe siècle. Accompagnée d’un programme de sensibilisation de la population locale à l’art contemporain, l’ouverture de ce lieu d’art haut-alpin s’affirme comme une volonté municipale forte à la fois de valorisation du patrimoine et d’intégration de l’art sur un territoire assez démuni en ce domaine. Jouant le jeu de cette jonction passé-présent pour son premier commissariat en ce lieu, la directrice des Capucins, Caroline Engel, a intitulé son exposition « Passages ».

Pensée avant même la renaissance de l’espace, et pour cause, les travaux s’étant terminés tout juste à temps pour le vernissage, elle réunit trois jeunes artistes français dont le questionnement de la sculpture, ou tout du moins du rapport de l’objet au corps, fait écho à ces transformations successives d’un même bâtiment pour des desseins bien différents. Les formes qui se déploient sous la caméra d’Etienne Cliquet évoquent tant les livres pop up que les fleurs de thé dont l’eau révèle la forme originelle. Ce sont en fait des micropliages, sorte d’origamis de papier de soie gris posés à la surface d’une bassine d’eau. Ces quelques centimètres de papier affrontent les éléments en paradant avant de s’évanouir en se refermant sur eux-mêmes, jolie métaphore du « passage » de toute chose sur terre. Tout à côté, les entraves de Rachel Labastie se donnent comme des ombres, leur céramique blanche se détachant à peine sur le mur blanc. Suspendues à de gros clous récupérés lors de la réfection du plancher de la chapelle, elles sont la reproduction quelque peu fantasmée de fers d’esclaves réalisée d’après photo, ce qui en pervertit légèrement les formes. Leur délicatesse et leur fragilité amènent le spectateur à une contemplation rapprochée de leur beauté pernicieuse, posant une relation d’attraction-répulsion fort bien amenée. Attirail masochiste ou bijoux tendancieux, l’œil hésite tandis que la main ne rêve que de les effleurer, tant la porcelaine semble douce. L’asservissement est ici volontaire. Lui fait face une sculpture murale d’Emilie Perotto qui semble défier l’espace de la pointe de ses grandes piques de médium noir. Tirant leur inspiration de La bataille de San Romano de Paolo Ucello — triptyque narrant l’affrontement de chevaliers florentins et siennois à grand renfort de lances s’agitant en tous sens —, arrimées à une rampe d’inox brossé, les lances d’Emilie Perotto s’élancent à la conquête de l’espace d’exposition en un étrange rappel de sa fonction antérieure d’arsenal. Deux autres pièces de Perotto imposent leur présence forte en venant contredire l’espace pour l’une, et en prendre la mesure pour l’autre.

Mais finalement, comme une triste prémonition, « Passages » porte bien son nom. Remerciée à l’occasion de l’inauguration du centre d’art frais émoulu, tout juste deux ans après son arrivée, tout juste après deux ans passés à la mise en œuvre du projet, Caroline Engel n’aura fait que passer. Tout comme notre enthousiasme de voir fleurir un nouveau lieu d’art, et donc d’espoir, au cœur d’un territoire encore quasi vierge de sa présence.

 

« Passages », centre d’art Les Capucins, Embrun, du 19 juillet au 30 septembre 2011,

avec : Étienne Cliquet, Rachel Labastie, Émilie Perotto, commissariat : Caroline Engel.


articles liés

AD HOC

par Elsa Guigo

Bivouac, après naufrage

par Alexandrine Dhainaut