Nous ne notons pas les fleurs, dit le géographe…

par Rozenn Canevet

Nous ne notons pas les fleurs, dit le géographe…

Rozenn Canevet

« 9 m² ?! On n’a pas la place. Mais qui a décidé ça ?! Trois mètres sur trois mètres ? Qui ? » s’écrie une femme dans la vidéo Community Garden (2009) réalisée par l’artiste autrichienne Ruth Kaaserer. Entendue lors de l’exposition Nous ne notons pas les fleurs, dit le géographe, cette remarque met spontanément le doigt sur la légitimité des systèmes de mesure circonscrivant un territoire. Et ce, quel qu’il soit, puisse être ou devenir. Alors certes, les géographes ne relèvent ni l’aléatoire ni la contingence. Ils laissent ça aux jardiniers. Pour autant, et c’est le propos structurant cette exposition, il ne faudrait pas ignorer les formes fluctuantes qui s’immiscent dans ces relevés cardinalement organisés. Car, on ne le répétera jamais assez, la géographie est forme et fonction de l’histoire. Et l’histoire se fait par les traces et les documents qu’elle génère. « Nous ne notons pas les fleurs, dit le géographe » est par ailleurs une citation extraite du Petit Prince de Saint-Exupéry. Sans doute a-t-elle été choisie pour le territoire communément investi avec la majorité des œuvres présentées : le désert. Pas le désert sublimé, fantasmé et légendaire que Hollywood nous a mythifié. Plutôt le désert comme espace du réel, politique et culturel, espace évolutif voire

Vue de l'exposition Nous ne notons pas les fleurs, dit le géographe, Bétonsalon - Centre d'art et de recherche

Vue de l’exposition Nous ne notons pas les fleurs, dit le géographe, Bétonsalon

ethnographique. C’est donc une forme essentiellement documentariste qui se déploie dans le centre d’art et de recherche Bétonsalon : pas d’objets, seuls des documents photographiques, numériques, textuels, vidéographiques. Cette panoplie du mixed-media scénographie une esthétique archiviste déjà largement éprouvée mais qui trouve sa pertinence par son caractère transitoire et fluctuant : textes et images suffisent à zoomer sur ces zones de non-lieu, dessinées plus par des pratiques empiriques que par des relevés scientifiques. Notre regard occidental est ainsi dirigé sur d’autres modalités, régies par des flux de croissances et de migrations plutôt que par des circonscriptions standardisées. Le travail de l’américaine Ursula Biemann s’inscrit de plein pied dans cette approche : sa série de vidéos intitulée Sahara Chronicles réalisée entre 2006 et 2007 dresse un panorama de ces zones du désert comme autant de réservoirs d’histoires. Démontrant que la culture du désert est un savoir topographique, un espace cinétique que l’on traverse, ses chroniques filmées donnent à voir le désert comme des plaques tournantes de trafics en tous genres : humains, militaires, économiques, sociaux et éminemment politiques. On peut y voir un poste de frontière dans un désert aux allures carcérales, en pleine tempête de sable, d’où deux gardes semblent rejouer Le désert des tartares. Dans un autre film, elle s’intéresse aux trains de minerais de fer du désert de Mauritanie. Ailleurs, c’est le désert de Lybie qui, scanné par des drones ou des caméras thermiques, se révèle être un paysage perpétuellement redessiné selon les mouvements migratoires clandestins. A cette documentation des pratiques issues de systèmes géopolitiques actuels, Michael Höpfner répond

Ellie Ga, Drift Drawings, 2007-2008, Map # 10, 2008

simplement par une installation en cordes inspirée des tentes nomades. Ces œuvres, auxquelles il faut rajouter Crude Oil du Chinois Wang Bing, un documentaire de 14h sur une journée d’ouvriers dans les zones d’extraction de pétrole dans le désert de Gobi, sont celles qui convoquent le réel. Mais très vite, on s’aperçoit que cette question du désert comme territoire recèle d’autres versus : le premier est celui du potentiel fictionnel qu’il offre et le second, son pendant : les zones désertées. L’installation murale de l’activiste et géographe Trevor Paglen listant les noms de codes des organisations de la CIA, le dessin Brasilia/Chandigarh de Louidgi Beltrame, la sélection archiviste de Julien Blanpied ou encore le projet collaboratif entre le magazine en ligne Triple Canopy et José León Cerrillo appartiennent à la première catégorie. Trying to find the Spiral Jetty (1997) de Tacita Dean, le récit multiforme de l’américaine Ellie Ga relatant sa dérive à bord d’un navire scientifique en plein Arctique ou Wastelands Map Amsterdam, Guide to the Empty Sites of Amsterdam (1999) de Lara Almarcegui relèvent du second registre. Quoiqu’il en soit, tous s’essaient avec plus ou moins de maturité, à vérifier le bien-fondé de ce que les sémanticiens du siècle dernier aimaient à répéter, ouvrant la voie à l’extension des formes représentatives : « la carte n’est pas le territoire ».


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