Lumière noire

par Alexandrine Dhainaut

Du 11 juin au 25 septembre 2011, la Kunsthalle de Karlsruhe réunit sous le titre « Lumière noire » les œuvres d’artistes contemporains français abordant les problématiques inhérentes à l’utilisation du noir. Point de chromophobie ici, juste une hypothèse émise par le commissaire Alexander Eiling, selon laquelle l’art contemporain français perpétuerait une « esthétique du noir » héritée du XIXe siècle et de peintres tels que Manet, Redon ou encore Matisse. Et par un bel oxymore, « Lumière noire » annonce la couleur : qu’il soit lumineux, opaque, porteur d’images ou de métaphores, le noir est un révélateur.

 

Nombre d’artistes de « Lumière noire » ont en commun la maîtrise de leur technique et l’inscription dans une tradition artistique classique qu’ils tendent à actualiser. Le plus emblématique est le peintre Guillaume Bresson qui joue du décalage entre technique picturale ancestrale – la grisaille – et motifs issus de la société moderne. À la culture urbaine de Bresson répond celle du death metal de Damien Deroubaix, appliquée à la gravure sur bois. L’artiste met en scène les motifs récurrents du genre musical : squelettes, anges déchus et thèmes anxiogènes renvoyant aux Danses macabres médiévales. Vincent Ganivet se réfère également au Moyen-âge en empruntant la technique de la pierre sèche, basée sur l’empilement sans liant. Son équipe et lui ont ainsi élevé une sculpture de parpaings monumentale aux lignes courbes qui a investi toute la rotonde de la Kunsthalle. C’est davantage à la Renaissance et au sfumato que ce réfèrerait Dove Allouche, dans des compositions subtiles au crayon à papier qui, à force d’obscurité, tendent vers le monochrome.

- Damien Deroubaix, Gott mit uns, 2001. Bois gravé, deux crânes de bouc, moitié de mâchoire de vache. 245 x 360 cm. Courtesy galerie in situ/Fabienne Leclerc, Paris © Damien Deroubaix

 

 

Les techniciens du noir côtoient ici les chercheurs du noir, explorant des techniques qui leur sont propres. Le tissu déjà tramé (type madras) devient pour Nicolas Chardon le support et le jalon de peintures abstraites en noir et blanc. C’est également à partir d’un matériau préexistant – des images imprimées – que Benjamin Swaim expérimente le noircissement à l’encre de Chine. Dans la série Latence d’Ismaïl Bahri, c’est le mélange lait/encre blanche sur verre qui a permis à l’artiste de développer un dessin par capillarité de formes flottantes.

- Guillaume Bresson, Sans titre, 2008. Huile sur toile. 170 x 300 cm. Courtesy Bourouina Gallery, Berlin © Guillaume Bresson

« Lumière noire » met en exergue un noir multiple. Son utilisation rejoint parfois l’opposition séculaire judéo-chrétienne entre un noir, couleur de l’enfer, des ténèbres et des forces du mal, et un blanc, bienveillant et lumineux. S’inscrivant dans cette lignée, des artistes tels que Bresson (ou Yann Toma avec ses Crimes sur commande) font du noir la couleur de la violence, de l’apocalypse (la gravure World Downfall de Deroubaix évoque la fin du monde et fait directement référence aux cavaliers de l’Apocalypse issus du Nouveau Testament), ou du désordre : les toiles de Nick Devereux mettent en scène le chaos par la concrétion de matières – fourrures, cuir, métal ou porcelaine – dans des nuances de noir et de gris. Il en va de même pour le bâton Black Spirit de Sâadane Afif qui évoque la magie noire, en se référant à l’ésotérisme, le tout accompagné par des paroles éloquentes de Lili Reynaud Dewar[1]. Mais la charge céleste, cosmologique du noir n’est pas en reste : le travail de Vincent Tavenne s’inspire d’éléments astraux tels que les météorites ou les trous noirs, tandis qu’Ismaïl Bahri relie le macro et le microcosme avec sa déclinaison de formes lunaires.

- Ismaïl Bahri, Latence, 2010. Encre blanche et lait, 18 x 24 cm. Courtesy galerie Les Filles du calvaire, Paris © Ismaïl Bahri

 

 

 

« Lumière noire » nous rappelle aussi à quel point le noir est un phénomène optique. Tout comme Vincent Tavenne et son rond monumental qui polarise la lumière, Benjamin Swaim exploite ce noir lumineux : en noircissant, il révèle une image en négatif qui n’agit qu’en fonction de la position de la lumière. Si Swaim nous rend aveugles, Bahri fait de nous des spectateurs myopes lorsqu’il capte à la surface d’un gobelet rempli d’encre noire des bribes de paysages hors-champ.

Le noir chez eux interroge notre perception en exploitant ses qualités révélatrices, faisant apparaître des images insoupçonnées.

 

Malgré une relation parfois éloignée avec le thème de l’exposition (on pense au travail de Sophie Bueno-Boutellier et même à celui de Vincent Ganivet dont le lien avec la grisaille semble un peu tiré par les cheveux) et un choix de styles majoritairement classiques (peinture et dessin sont le duo gagnant, on peut regretter de ne pas trouver davantage de vidéos ou de photographies), « Lumière noire » offre un accrochage cohérent et donne la possibilité de découvrir plusieurs travaux d’un même artiste, un parti pris du commissaire allemand particulièrement appréciable.

 

 


Informations pratiques

 

Exposition « Lumière noire, Neue kunst aus Frankreich». Kunsthalle de Karlsruhe, Du 11 juin au 25 septembre 2011.

 

Sâadane Afif, Dove Allouche, Ismaïl Bahri, Sophie Bueno-Boutellier, Guillaume Bresson, Nicolas Chardon, Damien Deroubaix, Nick Devereux, Vincent Ganivet, Benjamin Swaim, Yann Toma, Vincent Tavenne

 

En savoir plus

[1] « Hidden behind secret alcoves, they wore black velvet clothes and savoured these substances that make you whisper forever, they pronounced words of magic with mysterious mimicries on their black kohl painted eyelids ».


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