Le ciel est en prison : itv Claude Lévêque

par Anne Bonnin

L’imposante installation Le Grand Soir dans le pavillon français de la Biennale de Venise est une réponse musclée et poétique au contexte, celui d’une commande d’État. « C’est un énorme enjeu symbolique de représenter le pavillon national. Je me suis demandé ce que signifiait être porteur de drapeau. » Ainsi, l’artiste affronte-t-il une situation réelle et symbolique en construisant un environnement à partir du site, le lieu et son architecture néoclassique. « Travailler les contraintes permet de prendre position par rapport à une situation concrète. « J’utilise les contraintes, au lieu de m’y soustraire, je m’y adapte, je les intègre, afin que l’intervention soit optimum ».

Le grand soir Claude Lévêque au pavillon français de la biennale de Venise

« Ainsi, je n’ai pas voulu effacer l’aspect ornemental du pavillon. Le bâtiment est très orné, d’un style rococo. Le péristyle est déterminant. Je voulais éviter qu’il ne soit qu’un sas de mise en condition. J’ai donc marqué l’architecture et souligné son ornement : à l’entrée, avec un catafalque qui permet l’accès au tombeau des illusions, et à l’intérieur, avec la surface scintillante couleur argent et le carré d’ampoules. Je n’ai pas cloisonné l’espace, j’ai seulement posé des grilles qui brisent l’organisation symétrique à l’intérieur du pavillon. (…) L’aspect monumental répond à l’idée de monument propre au pavillon national : c’est un monument des illusions. Si le drapeau noir représente l’anarchie, qu’évoque aussi le titre, on peut l’interpréter avec le spleen de Baudelaire, avec La liberté guidant le Peuple de Delacroix. Les interprétations qui ont été faites du Grand Soir, en particulier celle du Monde , sont réductrices ; elles présupposent une position naïve que je n’ai évidemment pas, une position de libérateur que pourrait résumer la formule : «  je veux libérer la France par l’anarchie, vive l’anarchie ! C’est l’interprétation qui est naïve. »
« Le dispositif évoque des couloirs de prison et la cage sur la piste de cirque. En général, la prison impose un point de vue limitant toute autre possibilité de voir. L’idée de contrainte est importante dans ce projet : il s’agit de contraindre le visiteur par un dispositif et par un parcours autoritaires. (…) Le Grand Soir reflète ma façon d’habiter le monde, il reflète aussi une peur, ma perception du monde et de la vie française à un moment où l’espace de liberté et de pensée est réduit. Je réagis, je me protège par une certaine violence en montrant les crocs. »
Au fur et à mesure que le spectateur déambule, il découvre un lieu paradoxal, scintillant et noir, spacieux et encagé, orné et épuré. Les grilles, les murs pailletés, le drapeau noir et le bateau fantôme composent un décor ambigu : à la fois prison, scène de show, cage aux fauves. En prison et au spectacle, nous sommes impuissants et actifs, spectateurs et acteurs. Certains éléments animés et en mouvement sont porteurs de récits : flottant, « le drapeau fait signe vers autre chose », le bateau qui glisse fait écho à la cité lacustre, le mur scintillant est cosmique, le son circule dans l’espace.
Le Grand Soir matérialise une menace : le ciel est en prison. Il manifeste aussi une force de réaction. L’évidence des symboles – drapeau noir, bateau, prison – vacille dans l’incertitude : noire et scintillante incertitude.

Ce court texte a été écrit à partir d’un entretien avec Claude Lévêque réalisé début juillet.

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