Itv Keren Detton

par Patrice Joly

Patrice Joly : Chère Keren, tu viens juste d‘arriver à Quimper pour prendre la direction du centre d’art le Quartier. La première exposition, que tu as curatée toi-même s’appelle Wake up Please et réunit des pièces d’artistes de différentes générations où ce qui semble prédominer est l’aspect réveil des consciences, comme son nom l’indique… Un peu comme si la création artistique devait revenir à une dimension interpellatrice qu’elle aurait un peu déserté ces temps derniers. En même temps, on a aussi l’impression que cette injonction comprise dans ce Wake up a une dimension très réflexive, comme s’il fallait aussi secouer une institution respectable certes, mais quelque peu endormie, pour lui amener une nouvelle énergie, une nouvelle dynamique…

Keren Deton : L’exposition « Wake up, Please », dont le titre est emprunté à une vidéo de Rodney Graham et dont j’assume le côté un peu provocateur, explore différents types d’adresse au public avec des œuvres qui suggèrent le réveil (le sursaut) mais aussi l’éveil (dans un temps dilaté). Je mets ici l’accent sur la polysémie des œuvres et leur poly-chronie en jouant notamment sur des rythmes et des effets de surprise ou d’attente. Les œuvres choisies bousculent certains codes établis de représentation : un chien s’est échappé d’un

Fiorenza Menini  Sans titre, 2009

Fiorenza Menini Sans titre, 2009

tableau de Canaletto, un canapé est posé à l’extérieur du centre d’art, des perroquets se font l’écho des visiteurs… On expérimente les œuvres mais aussi leurs contextes, je souhaite ainsi faire le lien entre l’expérience des œuvres et l’expérience du quotidien, entre l’intérieur du centre d’art et l’extérieur, en postulant la possibilité de transformer son regard. C’est donc effectivement un programme qui se dessine, en filigrane, pour Le Quartier, en tant que véritable outil d’interface avec les visiteurs.

02 : C’est vrai qu’il est d’usage lorsqu’un nouveau directeur ou une nouvelle directrice s’installe dans un lieu qu’elle débute sa programmation par une exposition « générique » qui annonce la teneur des expositions à venir et présente une liste d’artistes que l’on reverra par la suite de manière plus exhaustive au sein d’une exposition individuelle ? Peut on tirer les mêmes conclusions de cette exposition inaugurale ?

KD : L’exposition « Wake up, Please » est moins conçue comme une liste d’artistes que comme un parcours entre des œuvres avec des motifs, des rebonds et des répétitions en boucle… Certains artistes sont appelés à revenir comme Dora Garcia pour une performance, ou Fayçal Baghriche pour une exposition solo au mois de février. Mais c’est moins l’effet d’annonce qui m’importe qu’un véritable travail sur la durée, en tenant

Fayçal Baghriche  Snooze, 2004-2009

Fayçal Baghriche Snooze, 2004-2009

compte des conditions propres au Quartier. Je souhaite que les artistes puissent travailler à partir et autour du lieu, comme Loreto Martinez Troncoso dont les pages de journal, envoyées régulièrement, sont compilées dans l’espace de documentation… L’artiste rend ainsi visible la préparation de son intervention de finissage, où elle s’interrogera sur la « fin » de l’exposition.

02 : Cette remarque précédente sur l’exposition inaugurale vaut aussi dans le monde des galeries privées : toi qui auparavant travaillait dans une galerie renommée (Air de Paris), comment analyses-tu les différences de programmation au sein de ces deux types de white cube ? Hormis effectivement la dimension commerciale, les approches sont-elles foncièrement différentes, en terme notamment d’intéressement, d’impact des œuvres sur les consciences (politiques et esthétiques), de stratégie d’agencement, d’attirance envers les publics ?

KD : Il existe de grandes différences notamment en ce qui concerne la programmation, le type de production et le rythme des expositions. Mais les centres d’art comme les galeries privées peuvent choisir de sortir des sentiers battus, d’expérimenter aux côtés des artistes en assumant une certaine prise de risque. Florence Bonnefous et Edouard Merino ont fait de la galerie Air de Paris un lieu expérimental de production symbolique, esthétique et politique. J’ai pu y développer La Planck, une programmation autonome dans un espace d’exposition volontairement flou (le bureau)… Ces projets ne prennent pleinement leur sens qu’au regard de leurs conditions matérielles d’existence qui ouvrent des espaces de pensée critique. Il en va de même pour le centre d’art, dès lors qu’il prend en considération son propre contexte d’énonciation. De plus, il se distingue par sa fonction de relais – ou d’interface avec les publics – qui en fait un lieu propice de rencontres et d’échanges.

02 : Nous qui sommes des habitués du Quartier à Quimper avons tous été agréablement surpris par le fait que l’on pouvait ouvrir les fenêtres du centre d’art, faire rentrer la lumière de l’extérieur mais aussi donner à voir l’extérieur du centre à partir des salles d’exposition et donc faire communiquer l’intérieur avec l’extérieur : cette dimension d’interface dont tu parles nous semble donc être bien traduite, à la fois dans l’agencement et le choix des œuvres et aussi dans cette nouvelle configuration des lieux. Par la suite, comment comptes-tu prolonger cette ouverture, réelle et figurée : par plus de liens envers des structures proches, l’école des beaux art, le théâtre, les autres centres de Bretagne et d’ailleurs ; comptes-tu aller chercher des visiteurs plus loin ? Communiquer plus ? Quelles sont tes stratégies de rayonnement ?

KD : J’ai voulu rendre sensible cette volonté d’ouverture en faisant tomber les cloisons qui occultaient les fenêtres du centre d’art, mais je m’appuie avant tout sur le travail des artistes. Ce sont leurs projets qui m’ont conduite à proposer des partenariats, à l’association Gros Plan (pour la performance de Dora Garcia),

Dora García  Just Because Everything Is Different It Does Not Mean That Anything Has hanged : Lenny Bruce In Sydney, 2008

Dora García Just Because Everything Is Different It Does Not Mean That Anything Has hanged : Lenny Bruce In Sydney, 2008

au musée des beaux-arts de Quimper (pour la conférence de Cécilia Bécanovic) ainsi qu’à l’école des beaux-arts (pour Loreto Martinez Troncoso). Dans la prochaine exposition, ce sont les artistes invités, Dector & Dupuy, qui accentueront la liaison entre l’intérieur et l’extérieur du bâtiment, en mettant en place des transformations durables.

Si j’ai choisi de conserver quatre expositions annuelles, un rythme qui favorise le travail de fond avec les publics scolaires et les collaborateurs extérieurs, je souhaite également développer une programmation parallèle de séquences plus courtes, aux formats ouverts, susceptible de rendre compte de la vie du Quartier, de la venue des artistes, et de permettre davantage de frottements avec l’école d’art. Il s’agit de dynamiser le centre d’art et d’encourager la rencontre avec les artistes, en attendant de trouver les moyens d’inaugurer des formats de résidence plus pérennes.

02 : En marge de ces nouvelles orientations, allez-vous mettre en place une politique de publication ? Avez-vous déjà des ouvrages en chantier ?

KD : Deux nouvelles publications verront le jour à la rentrée. D’une part, un leporello qui compile l’ensemble des œuvres produites par Le Quartier et qui atteste de l’importance de cette activité. Puis, en parallèle de l’exposition Dector & Dupuy, nous publierons un ouvrage sur leur travail autour des banderoles de manifestation, en mêlant trois types de contribution : l’analyse philosophique, l’approche historique et l’expérimentation littéraire. L’édition est un aspect de la production qui m’intéresse particulièrement, elle permet de créer des objets qui nourrissent le regard des artistes autant que celui des spectateurs.

Wake up, Please 3 juillet – 25 octobre 2009

Le Quartier, Centre d’art contemporain de Quimper


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