Interview

par Patrice Joly

Interview de Daniel Firman par Patrice Joly

02 : On t’a vu à plusieurs endroits pendant la Fiac, dans une galerie très connue d’une foire très « dominante », chez Emmanuel Perrotin à la Fiac, chez une autre galerie, plus modeste, Artfact, et surtout au plafond de la petite dernière des foires off de la Fiac, Cutlog. Comment analyses-tu cette ubiquité et ce grand écart entre les 2 extrêmes du monde du marché de l’art ?

DF : La Fiac présente des galeries qui accomplissent un travail de haut niveau dans un secteur marchand reconnu mais pas seulement, comme on le sait leur efficacité s’exerce par la visibilité et l’accompagnement de l’artiste durant toute l’année dans leurs murs. Par ailleurs, être exposé sur le stand de la galerie Emmanuel Perrotin, c’est en effet toucher en un instant à l’international. Les foires plus jeunes ou périphériques à la Fiac s’exposent à plus d’ouverture dans leur recrutement ce qui permet comme dans le cas d’Artfact, une société d’éditions d’artistes et non une galerie, d’être présente et de proposer des œuvres qui sont spécifiques à leur fonctionnement. L’ubiquité à laquelle tu fais allusion est sans doute liée au faite que je suis resté sans galerie pendant quelques mois, et que j’ai répondu au coup par coup à des propositions alimentées par une forte motivation générant, notamment les deux éditions produites par Artfact. En dehors de ces aspects « techniques », le grand écart n’est pas gênant ou inhabituel, il faut juste qu’il soit précis et programmatique.

Simply red

Simply Red

Justement, à propos du fait que tu sois resté sans galerie pendant plusieurs mois, cela n’est-il pas traumatisant pour un artiste dont le travail arrive à maturité comme le tien. Peut on se passer des services d’une galerie ayant un brin de visibilité, à long terme ?

Le mot traumatisme est un peu fort, néanmoins cela peut avoir des conséquences si cela dure trop longtemps. Une galerie de très bon niveau n’est plus seulement un service, elle fonctionne comme une marque, un label et elle donne son approbation au marché. Si la plupart des collectionneurs savent ce qu’ils veulent en termes d’œuvres et d’artistes, c‘est aussi grâce au focus émis par les galeries. Quand tu travailles en solo pendant quelques temps tu peux subir les pires marchandages, des petits parieurs qui misent sur ta relance sur le « marché ». Il ne faut jamais baisser sa garde et surtout ne jamais casser son prix, être constant et respectueux de ceux qui ont déjà acheté auparavant dans une galerie. Je prends volontairement la question du côté marchand puisqu’il va sans dire que la galerie apporte des tas autres choses ; comme le dialogue, la logistique, la communication et surtout pour revenir à ta première question, la visibilité sur les foires.

Comment relies tu des œuvres aussi diverses que le néon montré à Venise et cette pièce très iconique que tu présentais chez Perrotin ? Il y a là des mondes très éloignés, la première faisant référence à un univers conceptuel voire post conceptuel tandis que pour l’autre on est dans la sculpture figurative, plutôt pop…

Cette question met en lumière sans doute toute la difficulté à saisir l’ensemble et la diversité de mon travail. Je dirais que la partie « iconique » voire pop pour reprendre tes mots est seulement la partie visible de l‘iceberg. Je prendrais l’exemple d’une œuvre qui s’intitule modelé avec la langue réalisée en 1996 (coll FRAC Bourgogne) et qui articule une dissolution entre la forme et le langage. Elle annonce dans mon travail la contraction entre le verbe et l’action, mais aussi entre le physique et le psychique. Something strange happened here réalisée en néon blanc et présenté en extérieur à Venise, figure plutôt comme une enseigne qui annonce un phénomène à définir, quelque chose qui se loge dans un trouble psychique et joue de la projection mentale de la personne qui l’active. Simply Red est un contrepoint, c’est un espace saturé, établi, qui montre un ensemble, dans une couleur, sur une action, celle de porter. Ce travail est souvent analysé à travers une dimension du quotidien et de la consommation, d’où cet accent pop, mais en fait ce n’est absolument pas ma préoccupation, même s’il se réfère à un éventuel encombrement contemporain.

Il est plus proche de l’étrange façon dont nous activons la relation aux objets, et de cet attachement indélébile lié à sa mémorisation (en excluant évidemment toute pathologie mnémonique). Les références d’historicités formelles auxquelles tu fais allusion peuvent porter effectivement à confusion sauf si tu les inclus dans leur relation au réel.

Something strange happened here

Something strange happened here

Dans mon esprit, il n’y a aucun sens péjoratif quand j’utilise le mot pop pour qualifier une de tes œuvres : d’ailleurs, il serait peut être temps d’opérer un retour aux sources de la signification du pop et sortir de l’équation pop égale abdication devant les objets, devant la société de consommation. Le simple fait de les utiliser pour une autre destination que celle pour lesquelles ils ont été conçus – source d’une éventuelle aliénation largement décrite – nous replonge également dans toute cette histoire de la fétichisation de la marchandise dont on a également tendance à oublier les présupposés : il me semble que ta pièce met largement les pieds dans le plat parce qu’elle accentue cette dimension hystérique de la fétichisation/aliénation pour la porter à son comble grâce notamment à cette utilisation du monochrome rouge, absolument pas anodine…

Tu as raison de souligner cet aspect « plate-bande », le rouge et l’hystérie sont partie commune dans cette œuvre, j’ai souvent utilisé cet état comme celui de l’abandon car je trouve qu’ils correspondent à une vision très actuelle de notre société, et là, je pense à Jérôme Kerviel. Pour revenir à cette pièce Simply Red, elle est la dernière d’une série de trois sculptures monochrome, dont les titres évoquent cette double lecture matérielle et immatérielle, mais aussi des formes directes et génériques qui évidemment puisent au lexique d’une culture pop. La première s’intitule Grey Matters qui laisse supposer aussi bien la couleur du PVC  que les corps cellulaires des neurones, mais elle se poursuit avec la référence du gris dans l’art qui va des monochromes de Alan Charlton, de Gerhard Richter mais aussi aux sculptures de Charles Ray. La seconde s’intitule Black Hole une sorte de gravitation « burlesque » où l’on arrive pas à s’échapper de l’objet avant son extinction colorée.

À partir de quel moment on ajoute un objet dans monde saturé de tout ? Je fais volontairement écho à Douglas Huebler qui balance l’une des phrases des plus efficace et des plus caustique de l’art conceptuel. Je pense aussi à Ceal Floyer artiste qui renoue par certains côtés avec l’héritage « conceptuel » notamment avec ces facturettes de supermarché, où elle n’achète que des produits qui ont pour point commun la couleur blanche, le sucre, la farine, le coton, la pâte à dentifrice, etc… Je dirais que cette série s’inscrit dans cette lignée avec un accent d’« illettrisme ». C’est un prélèvement physique, une exhibition. La difficulté est d’assumer la laideur formelle de ces objets, ce que le mot qui les nomme à pour efficacité d’estomper. C’est dans ce sens que la forme pop que j’«utilise » n’est pour moi rien d’autre qu’une forme efficace, directe, voire culpabilisante.

alone

alone

Après ces incursions dans le post conceptuel et le pop mâtiné de monochrome, vers où vont se diriger tes prochaines investigations ?

Pour l’heure, ma préoccupation première va au réglage, il ne s’agit pas de produire pour ajouter, mais de continuer à jouer de la diversité et de mixer les pratiques en affinant les connections. Je travaille actuellement sur un projet sonore qui s’intitule Drone project dont une première version a été montrée à la Galerie Nettie Horn à Londres cette année, il s’inscrit dans la lignée de Digital sound, pièce créée en 2001. Il se présente comme un travail de sculpture sonore qui introduit le mouvement, sorte de contrepoint à mes pièces très immobiles. Sur le même temps je continue à poser ce regard d’inversion sur des formes emblématiques de la sculpture, comme je l’ai fait avec Bertrand Lavier, comme tenter de déplier une compression à la César, provoquer en quelque sorte des relâchements simples, directs.


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