Entretien avec Céleste Boursier-Mougenot

par Marie Maertens

Choisi pour représenter la France à la Biennale de Venise, Céleste Boursier-Mougenot a proposé, sous le titre de Rêvolutions, un îlot organique matérialisé sous la forme d’arbres se mouvant au son d’une musique enveloppante. Entretien avec l’artiste avant qu’il ne dévoile son Acquaalta au Palais de Tokyo dès le 24 juin prochain.

Cette Biennale de Venise témoigne, entre autres, d’une forte réflexion sur la question du et des territoire(s). Cela vous a-t-il nourri au moment où vous élaboriez votre œuvre pour le pavillon français ?

Je ne procède pas de cette manière mais, invité dans un lieu d’exposition, je m’y rends toujours avant afin de ressentir la vibration qui témoigne de son histoire. C’est un moment très important d’imprégnation qui ne passe pas nécessairement par une analyse, par une synthèse ou par l’intellect mais qui est davantage de l’ordre du ressenti. En parallèle, je suis le cours de ma démarche avec des œuvres qui trouvent, à un moment donné, la possibilité d’être réalisées et, pour cette biennale, je propose une expérimentation ayant un but bien précis. Je pose une question qui, même à l’échelle de ma vie, ne sera pas résolue et se révèle un premier jalon vers une forme de déterminisme autre que celui connu chez les espèces végétales et qui pourrait émerger de ce couplage avec des moyens techniques. Comment, avec une mobilité accrue et cet effet d’alternance rapide d’ombre et de lumière stimulant d’une certaine manière la photosynthèse, un organisme végétal pourrait-il s’emparer d’une œuvre ? Ce projet revêt donc une dimension un peu métaphysique car je m’intéresse aux mouvements imperceptibles, aux temporalités autres et aux transferts d’énergie non palpables par nos sens, en impliquant physiquement le visiteur. Je le ressens d’abord moi-même puis je donne au regardeur une forme plastique de manière à partager cette expérience.

Céleste Boursier-Mougenot, Rêvolutions pour le pavillon français à la 56e Biennale de Venise 2015. Courtesy de l’artiste et Galerie Xippas, Paris ; Paula Cooper Gallery, New York ; Galerie Mario Mazzoli, Berlin. © Laurent Lecat.

Céleste Boursier-Mougenot, Rêvolutions pour le pavillon français à la 56e Biennale de Venise 2015.
Courtesy de l’artiste et Galerie Xippas, Paris ; Paula Cooper Gallery, New York ; Galerie Mario Mazzoli, Berlin.
© Laurent Lecat.

Vous avez déjà évoqué, lors de précédentes discussions, votre intérêt pour la littérature américaine, notamment celle de William Burroughs. Utilisez-vous, comme les auteurs de la Beat Generation, un procédé de narration assez lent et non autoritaire ?

Ces auteurs font en effet partie des paysages ayant été importants pour moi, et la lecture apparaît dans différentes de mes pièces, notamment dans la manière de transformer la matière textuelle en musique. Il est vrai aussi que la référence littéraire me semble plus pertinente que celle de l’histoire de l’art lorsque l’on parle de mon travail. Je suis un grand fan de Scott Fitzgerald, que j’ai lu très jeune, et Gatsby le Magnifique demeure pour moi un livre-clé, notamment dans le style et dans le fait que rien ne soit jamais résolu, et je pense que Bret Easton Ellis ne pourrait pas me contredire… Ces procédés m’intéressent et je connais également l’ensemble du corpus de Cormac McCarthy mais je pourrais aussi parler des auteurs contemporains : je lis tous les livres de Virginie Despentes ou de Michel Houellebecq et, même si ce dernier n’est pas ma littérature de prédilection, je pense qu’il est très important de suivre, quand on la chance de les avoir, les auteurs contemporains et d’élaborer son propre point de vue en dehors de tout mot d’ordre.

Vous avez eu, dès le départ, un parcours assez atypique sur la scène française…

Pour moi, la question de l’artiste est celle de la liberté individuelle, et nous sommes aujourd’hui confrontés à un envahissement du culturel par rapport à l’artistique. Il y a une telle massification de l’effet de diffusion à travers les médias alors que j’aime l’esthétique des clubs plutôt que les stades remplis… Je m’intéresse aux subjectivités fortes et c’est ce que l’on peut trouver en suivant pas à pas la production d’un écrivain, par exemple. J’apprécie que les relations entre personnes soient poussées, individuelles, et c’est ce que l’on établit avec un livre, avec lequel on ne nourrit pas un rapport collectif. J’estime que ma pratique se donne à voir de la même manière.

Céleste Boursier-Mougenot, Rêvolutions pour le pavillon français à la 56e Biennale de Venise 2015. Courtesy de l’artiste et Galerie Xippas, Paris ; Paula Cooper Gallery, New York ; Galerie Mario Mazzoli, Berlin. © Laurent Lecat.

Céleste Boursier-Mougenot, Rêvolutions pour le pavillon français à la 56e Biennale de Venise 2015.
Courtesy de l’artiste et Galerie Xippas, Paris ; Paula Cooper Gallery, New York ; Galerie Mario Mazzoli, Berlin.
© Laurent Lecat.

Et techniquement alors, comment les arbres que vous présentez à Venise, et qui se meuvent très lentement, ont-ils été élaborés ?

Un pot octogonal permet de dissimuler tout ce qui est nécessaire pour que l’arbre soit maintenu dans les meilleures conditions et cette plateforme, à l’encombrement minimum, est garnie de gros moteurs qui sont des motoréducteurs. Ce projet avait été écrit il y a presque dix ans mais, parfois, un long temps s’avère nécessaire pour que la réflexion décante et que les choses débouchent. Pour le travail du son, je suis parti d’un matériau existant, c’est-à-dire que l’on peut extraire ou, en tous cas, mesurer ou capter la sorte de courant continu parcourant n’importe quel être vivant quand son organisme fonctionne. Ce courant de très faible tension est transposé dans un champ audio qui le donne à écouter, puis, en mesurant des micro variations d’amplitude, comme si on avait un microscope, on le reconditionne.

Céleste Boursier-Mougenot, Rêvolutions pour le pavillon français à la 56e Biennale de Venise 2015. Courtesy de l’artiste et Galerie Xippas, Paris ; Paula Cooper Gallery, New York ; Galerie Mario Mazzoli, Berlin. © Laurent Lecat.

Céleste Boursier-Mougenot, Rêvolutions pour le pavillon français à la 56e Biennale de Venise 2015.
Courtesy de l’artiste et Galerie Xippas, Paris ; Paula Cooper Gallery, New York ; Galerie Mario Mazzoli, Berlin.
© Laurent Lecat.

Pour le Palais de Tokyo, vous préparez l’exposition « Acquaalta » qui devrait plonger les spectateurs dans le noir, le long d’une rivière, comme un voyage au cœur du Styx…

Lors de son invitation, Jean de Loisy m’a donné à choisir différents lieux, et j’ai eu l’idée de subjuguer les gens en remplissant d’eau un espace du Palais de Tokyo. Je voulais travailler avec l’eau depuis longtemps mais je ne souhaitais pas aller dans le sens d’une scénographie car cet élément se suffit à lui-même et l’idée de cette exposition est d’impulser une sorte d’usine à images déformées. Le son sera en distorsion et les images mises en abîme… En direct, des caméras vont organiser différents plans, du plus lointain au plus près et, comme tout sera dans le noir, ces enregistreurs night shots pourront repérer ce qui se déplace dans l’obscurité, provocant des sortes de déflagration de lumière. Je pense qu’aujourd’hui, en inquiétant un peu les spectateurs et les gens en général, ils se portent mieux, car la culture a énormément évolué ces vingt dernières années pour fournir des expositions massives dans lesquelles tout le monde se balade. Dans toutes les manifestations, les visiteurs filment et photographient et, pour une pièce comme From here to ear dans laquelle je disposais une guitare avec des oiseaux, cela bloquait tout, alors que je proposais une promenade en territoire oiseau… Au Palais de Tokyo, les visiteurs vont s’éclairer avec leur téléphone mais, dans ce cadre précis, cela sera superbe…

Biennale de Venise, jusqu’au 22 novembre.

Aquaalata, Palais de Tokyo, du 24 juin au 13 septembre.

 


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