Deadline au musée d’art moderne

par Sarah Ihler-Meyer

 

Critique plastique contre critique biographique

Les commissaires de Deadline évitent le piège d’une critique biographique établissant une relation causale entre l’œuvre et son auteur. Les œuvres, rien que les ultimes productions d’artistes disparus ces vingt dernières années. Face à la mort imminente plusieurs tendances s’imposent telles que l’intensification, l’apaisement ou le renouvellement du vocabulaire plastique et iconographique. Et, si l’état physique ou psychique de l’artiste explique la technique employée pour ses dernières œuvres, celles-ci échappent au final à toute réduction psychologique.

Dans ses ultimes toiles imprégnées de rouges, de jaunes et de verts irradiants, la verve d’Hans Hartung, pionnier de la peinture informelle, atteint son paroxysme. Bien que diminué physiquement par un accident vasculaire qui le contraint à une mobilité réduite, il réalise « les œuvres les plus libres et colorées de toute sa carrière ».  Mais, si « tous ses travaux précédents étaient fondés sur une gestuelle résolue et violente (…) il exprime désormais au travers de ses projections de peinture un désordre émotionnel – mélange d’effroi, de délectation et de pressentiment »[1].

Hans Hartung acrylique-sur-toile

Hans Hartung acrylique-sur-toile

Ce langage de couleurs et de lignes est également à l’œuvre dans les dernières peintures de Willem de Kooning, touché à la fin de sa vie par la maladie d’Alzheimer. Là où il y avait intensification expressive chez Hans Hartung, on perçoit chez de Kooning un apaisement pictural. Célébré pour ses peintures de femmes (Women) dans les années 1950, aux contrastes violents et aux traits nerveux, il semble ici renouer avec les tons harmonieux et les lignes douces de ses débuts. Jusqu’aux années 1940 son style est en effet caractérisé par une « fluidité organique » que l’on retrouve dans ses dernières toiles « quasi matissiennes ». Aussi, cette « tranquillisation » n’affaiblit pas son art mais révèle au contraire « sa capacité à « changer du jour au lendemain », ou de remettre en question, sans délai, son propre stock de déterminations »[2].

Avec Hans Hartung et Willem de Kooning, Joan Mitchell appartient elle aussi à l’expressionnisme abstrait. A la fin de sa vie, nulle intensification, nul apaisement de son art, mais resserrement, condensation de sa gestuelle au centre de la toile, zone la plus directement accessible à sa main. Si ce changement est du à sa santé déficiente, des raisons plus profondes expliquent ses dernières productions. En effet, les variations qui s’observes d’une toile à l’autre de ses diptyques répondent au désir d’attraper une vie affective en continuel mouvement. « Les dernières oeuvres de Mitchell peuvent être abordées comme autant de reconnaissances émouvantes des exigences du temps, non fixé, immaîtrisé et s’écoulant inexorablement»[3].

Chen Zen, Zen garden detail 2000

Chen Zen, Zen garden detail 2000

Dans un langage symbolique non moins efficace, Chen Zen renouvelle à l’approche de la mort son vocabulaire. Mieux, cet artiste à su faire de la maladie qui le rongeait une source d’inspiration pour ses dernières œuvres. La vulnérabilité des corps et des organes est incarnée dans des pièces alliant le fragile et le dur. C’est le cas de Crystal Landscape of Inner Body, de Crystal Gazing et de Zen Garden, dans lesquelles des formes en cristal ou en albâtre reproduisant des intestins sont placées à proximité d’objets tranchants ou du vide. Cet art fondé sur l’association d’idées rapproche Chen Zen de la figure du poète, caractérisé par « la faculté de saisir, en des objets absolument indépendants l’un de l’autre (…) des éléments assez justement concordant dans l’esprit pour qu’un troisième terme soit créé qui constitue une nouvelle réalité intellectuelle propre à satisfaire en même temps la sensibilité »[4].

A l’approche des derniers jours, la mort et ses avatars intègrent de manière plus évidente l’iconographie de certains artistes. Les corps voluptueux et sexués des premières photographies de Robert Mapplethorpe cèdent la place à des têtes de mort sublimées par de profonds noirs et blancs, en vis-à-vis de son propre visage décharné par la maladie. Les peintures de Jörg Immendorff, toujours discursives, incorporent squelettes, images issues des médias et de l’histoire de l’art pour devenir de véritables palimpsestes. Martin Kippenberger se représente dans ses dernières toiles en naufragé du célèbre Radeau de la Méduse, avec toute l’ironie que ce geste comporte : sur le plan pictural comme sur le plan thématique, ses déformations néo-expressionnistes et la figure tragique du rescapé font de lui un artiste à contretemps.

Martin Kippenberger, ohne titel

Martin Kippenberger, ohne titel

Enfin, la proximité de la mort maintient d’autres artistes dans une imagerie de l’éternité, de l’éphémère et du repli. Avec The Death of James Lee Byars, James Lee Byars convoque les symboles les plus anciens de l’absolu – l’or et les diamants -, dans une mise en scène rappelant les cénotaphes égyptiens. Le rideau de perles et la guirlande lumineuse de Felix Gonzalez-Torres donnent à sentir « la fragilité et le caractère éphémère de la vie »[5], quant à la Cellule d’Absalon, minuscule maison conçue pour se replier sur soi-même, elle évoque irrésistiblement Guy Debord : « la société moderne (…) n’exprime finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil »[6].

[1] « Hans Hartung. Autour du journal de Hans Hartung », Odile Burluraux, Deadline, Paris musées, 2009.

[2] « Willem de Kooning. Kritik contre Klinik », Joachim Pissaro, Deadline, Paris musées, 2009.

[3] « Joan Micthell. Joan Mitchell: « Pour attraper le mouvement » », Moly Warnock, Deadline, Paris musées, 2009.

[4] « La Fonction poétique », Pierre Reverdy, Sable mouvant, Gallimard, 2003.

[5] « Felix Gonzalez-Torres. (Sans titre), Felix Gonzalez-Torres », Lewis Baltz, Deadline, Paris musée, 2009.

[6] Guy Debord, La Société de spectacle, Gallimard, 1996.


[1] « Hans Hartung. Autour du journal de Hans Hartung », Odile Burluraux, Deadline, Paris musées, 2009.

[2] « Willem de Kooning. Kritik contre Klinik », Joachim Pissaro, Deadline, Paris musées, 2009.

[3] « Joan Micthell. Joan Mitchell: « Pour attraper le mouvement » », Moly Warnock, Deadline, Paris musées, 2009.

[4] « La Fonction poétique », Pierre Reverdy, Sable mouvant, Gallimard, 2003.

[5] « Felix Gonzalez-Torres. (Sans titre), Felix Gonzalez-Torres », Lewis Baltz, Deadline, Paris musée, 2009.

[6] Guy Debord, La Société de spectacle, Gallimard, 1996.


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