Chercher le garçon
MAC/VAL, Vitry-sur-Seine, du 7 mars au 30 août 2015
« Les femmes n’écrivent pas de livres sur les hommes – c’est là un fait que je ne pus m’empêcher d’accueillir avec soulagement » écrit Virginia Woolf dans Une chambre à soi après avoir constaté qu’elles avaient été ensevelies sous un monticule de discours moraux édictés par les hommes[1]. Plus récemment, Virginie Despentes terminait son essai King Kong Theory en invitant ces derniers à réfléchir à leur propre masculinité avant de dicter ce que doit être la féminité. Le projet de l’exposition « Chercher le garçon » est né de cette invitation « à prendre [son] indépendance »[2].
Frank Lamy, commissaire de l’exposition, a donc fait le choix de présenter exclusivement le travail d’artistes hommes dont les œuvres mettent en crise l’identité masculine, de façon délibérée ou pas[3]. L’héritage des études féministes est revendiqué comme outil intellectuel et politique pour envisager le corps comme un espace de résistance. Celui de l’artiste, omniprésent, est sous-tendu par l’idée selon laquelle « le personnel est politique[4] », postulat qui nous place sur le territoire de la réflexivité et non du voyeurisme[5]. Le projet, qui ne se veut pas exhaustif sur la question, regroupe 177 œuvres réalisées par une centaine d’artistes. L’ensemble court de la fin des années 1960 à aujourd’hui. Parmi la dizaine de pièces produite par le MAC/VAL à l’occasion, la moitié se constitue de performances activées ponctuellement au sein de la programmation culturelle[6]. La diversité des propositions et des médiums offre un précieux champ de réflexion à une époque où les expositions les plus médiatisées sur le sujet se cantonnent à une approche formelle et thématique du nu masculin. Parler de masculin, c’est envisager le sexe sous l’angle du genre et non plus de la biologie. On y parle moins de testostérone que de construction sociale. Il est donc essentiel de comprendre le contexte d’apparition de ces productions culturelles. Ici, la majorité des regards proposés s’attache aux codes occidentaux malgré quelques travaux prenant en charge d’autres histoires, notamment postcoloniales. Dès lors, l’injonction apparente du titre — « chercher le garçon » — initie une enquête paradoxale. Il s’agit moins de confirmer nos images de la virilité que d’en saisir les écarts, les nuances ou les surreprésentations. Le choix de ces œuvres interdit les preuves trop évidentes et amène le spectateur sur le terrain de l’hypothèse. En préférant aux classifications exclusives un accrochage ouvert, le propos échappe à la démonstration. Cimaises non peintes et flight cases supportant les moniteurs semblent dire que tout est encore en devenir. Malgré la densité des pièces au mètre carré, la plupart parviennent à maintenir leur autonomie, leur champ magnétique. En quelques endroits précis, leur proximité relève de l’installation curatoriale, sans que ce choix ne soit toujours explicité. Cependant, les rapprochements dans l’espace sont davantage guidés par les résonnances et confrontations entre différents points de vue. Il en est ainsi de la figure de l’autorité paternelle et de celle de l’autorité artistique qui n’est jamais très loin.
Le sas accueillant le visiteur fait office d’introduction. Virilité défroquée, citation, travestissement, performance sportive, corps vieillissant et crash de voiture retournent les codes culturels. Un autoportrait de Philippe Perrin en catcheur ouvre le bal. Le poster encadré est accompagné d’une panoplie de gants sous blister accrochés sur un porte manteau. « La vertu du catch, c’est d’être un spectacle excessif » écrit Roland Barthes dans Mythologies[7]. Tout est joué d’avance dans ce combat dont l’objectif n’est pas la victoire. Dès le départ, plusieurs axes semblent se dégager. La question du masculin s’étend aux interventions clandestines dans l’espace public (André Cadere, Jiry Kovanda, Régis Perray) et surtout à la figure de l’artiste moderne. Les détournements de figures d’autorité artistique occidentales jalonnent l’ensemble du cheminement. Ce n’est pas un hasard si l’œuvre de T. Eller, THE white male complex, No. 11 (endgames)[8] surplombe tout l’espace d’exposition. Dans la performance, dont il nous reste un triptyque photographique, l’artiste laisse tomber une réplique de l’urinoir de M. Duchamp jusqu’au démantèlement. Moins emphatiques, trois vidéos sur moniteur de Bas Jan Ader datées de 1970 et 1971 le montrent expérimentant différentes façons de dégringoler[9]. Le burlesque des situations semble rejouer, dans ce contexte, une forme de chute originelle pas vraiment contrôlée et dont on ne saurait imputer la culpabilité à un tiers. Il est important de noter l’humour et l’ironie de ces œuvres. L’arme de la dérision soutient cette stratégie de déboulonnage des figures de pouvoir dont l’autorité repose sur le sérieux. Le caractère ambigu et parfois imperceptible que ce procédé jette sur le monde empêche toute interprétation univoque.
La parodie met particulièrement en échec les figures de l’héroïsme masculin. Plusieurs figures hégémoniques de l’histoire de l’art moderniste sont mises à mal. Tandis que certains tentent vainement de s’inscrire dans un héritage, d’autres en montrent les limites. Dans ce processus de déconstruction, Yves Klein acquiert un statut particulier. Isolée par un accrochage haut, la toile de Maurizio Cattelan interroge la figure du vandale justicier tout en invitant à s’aventurer au-delà du monochrome IKB[10]. Trois œuvres de différents artistes sont par ailleurs réunies aux antipodes de l’espace de façon à favoriser la comparaison[11]. Chaque image reprend et détourne le photomontage paru dans Le Journal du Dimanche de novembre 1960 montrant Klein sautant dans le vide à partir d’un muret de banlieue parisienne. Jouant de l’inframince, celles-ci privilégient les moyens pauvres : la disparition de la figure ou le résultat de la chute.
On l’aura compris, le jeu de pistes accumule les indices sans donner de réponse définitive. Si nous semblons nous égarer, ce sont les mécanismes de domination inconscients qui trébuchent. Pas de crainte de se faire mal : le corps, débarrassé des idéologies, est un support malléable, hybridé et ouvert à tous les vents. Déplacer le masculin sur des territoires empiriques et complexes est l’une des forces de cette exposition.
[1] WOOLF, Virginia, Une chambre à soi [1929], Denöel, Paris, 1996, p. 42.
[2] DESPENTES, Virginie, King Kong Theory, Grasset, Paris, 2006, pp. 152-154.
[3] Une nuance pourrait être apportée car Genesis Breyer P-Orridge et Pippa Garner ont fait le choix de dépasser la bi-catégorisation en faisant le choix du queer.
[4] HANISH, Caroll, « Libération des femmes année zéro », Partisans, n°54-55, juillet-octobre 1970.
[5] L’autoreprésentation n’engage pas nécessairement autobiographie et subjectivité. La vidéo de Dan Finsel, The Space Between You and Me, 2012, en témoigne en jouant avec la figure du double.
[6] On peut noter les actions de Florian Sicard, Patrick Mario Bernard, Oriol Nogues, Charlie Jeffery ainsi que Dector et Dupuy, en plus de la réactivation de performances anciennes.
[7] BARTHES, Roland, Mythologies, Editions du Seuil, Paris, 1957, pp.11-12.
[8] Thomas Eller, THE white male complex, No. 11 (endgames), triptyque, papier baryté sur dibond, 200 x 360 cm (200 x 120 cm chaque panneau), 25 mai 2014. La performance sera actualisée au MAC/VAL le 11 avril 2015.
[9] Bas Jan Ader, Broken Fall (Organic), film 16mm transféré sur dvd, muet, noir et blanc, 1’36’’, 1971 ; Fall I, film 16mm transféré sur dvd, muet, noir et blanc, 34’’, 1970 ; Fall II, film 16mm transféré sur dvd, muet, noir et blanc, 25’’, 1970.
[10] Maurizio Cattelan, Untitled (Zorro), acrylique sur toile, 110 x 110 cm, 1999.
[11] Laurent Prexl, Bien fait = mal fait = pas fait = pas faisable, sérigraphie, 100 x 70 cm, 2006 ; Fayçal Baghriche, Le saut dans le vide, photographie, 18 x 24 cm, 2005 ; Ciprian Muresan, Leap into the Void – After three Seconds, photographie noir et blanc, 140 x 100 cm, 2004.
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