«1, 2, 3 soleil» à l’esam de Cherbourg

par Klaus Peter Seidel

L’école supérieure d’arts & médias (ésam) de Caen/Cherbourg accueille depuis le 18 janvier 2013 et encore jusqu’au 22 février l’exposition « 1 2 3 Soleil » dont Laurent Buffet, enseignant et chercheur, assure le commissariat. L’exposition réunit des œuvres de Neal Beggs, Dector & Dupuy, Nicolas Koch, quentin ménard (qui insiste sur ses minuscules), Jean-Christophe Norman et Laurent Tixador.

Le jeu 1,2,3 soleil est une métaphore des conditions d’exposition des pratiques artistiques itinérantes. Se déplacer en l’absence de regards, se figer quand on est vu, voilà la règle du jeu : « la place de celui qui compte peut être comparée à celle du public qui constate les parcours d’artistes au moment même où ceux-ci se figent dans des objets, des documents, des traces, etc. » (Laurent Buffet). L’analogie avec la performance est évidente. Mais une différence essentielle sépare les baroudeurs et les performeurs : si elles peuvent être filmées, la plupart des performances sont aussi faites pour être vues et vécues en direct. Les lieux et horaires sont annoncés, rsvp. À moins de prendre des vacances et de s’embarquer avec l’artiste sur son pédalo (Nicolas Koch) ou son île (Laurent Tixador) – où le spectateur n’est pas forcément le bienvenu – ce dernier ne peut pas suivre un créateur en cavale. Pourtant l’expérience, du moins celle de l’artiste, joue un rôle important dans ce type de travail. Ce n’est pas un art froidement conceptuel. Kosuth l’a bien dit : une seule peinture cubiste aurait suffi pour dire ce que le Cubisme avait à dire sur la peinture en termes conceptuels. Si c’était juste le type, pas l’exemplaire ou l’occasion qui compte, alors il aurait suffi que Jean-Christophe Norman traverse une seule ville en marquant le temps par terre à la craie. Le refaire témoignerait de son sérieux, mais n’ajouterait rien d’essentiel à l’œuvre. S’il le refait tout de même c’est qu’il recherche une expérience plus que « to make a point », ce qui est le propre d’une œuvre d’art conceptuelle. Mais le fait de savoir que quelqu’un l’a fait peut aussi toucher le public. « Il a creusé un tunnel en rebouchant le trou derrière lui » (Tixador/Pointcheval); « il s’est filmé quand il est entré par infraction dans son école d’art pour monter le film qu’il venait de faire » (quentin ménard); « il a traversé la Manche en pédalo parce que Google lui a indiqué que l’itinéraire à pied pour aller de Cherbourg à Caen passait par Portsmouth en Angleterre » (Koch) sont des manières de décrire certaines œuvres qui nous touchent. Leur particularité est d’exister dans l’imaginaire de ceux qui en entendent parler sans qu’ils en fassent une expérience directe. Comme le dessin de De Kooning effacé par Rauschenberg, on n’a pas besoin de les avoir vues. Très différentes des œuvres d’art plastique au sens propre, le dicton populaire « loin des yeux loin du cœur » ne semble pas s’appliquer ici. Il faut simplement que nous croyions à l’existence de ces actions pour qu’elles puissent exercer leur charme. Quand nous apprenons que Nicolas Koch n’est pas réellement parti de Cherbourg à Portsmouth en Angleterre en pédalo pour arriver à Caen quatre jours plus tard, cela représente une déception et le charme est rompu.

Si personne ne l’avait remarqué, la traversée aurait existé dans le monde de l’art autant que les expériences de Joseph Beuys en Sibérie ou le séjour de Laurent Tixador au Pôle Nord. C’est un peu dommage. J’aimais imaginer que deux jeunes artistes avaient traversé la Manche en pédalo en janvier à cause d’un bug de Google, comme j’aime imaginer qu’un artiste a demandé à un autre de lui donner son dessin pour l’effacer. Avec la deuxième dépêche AFP, celle qui a révélé le caractère fictionnel de l’entreprise, l’œuvre a changé. Il n’est pas évident que l’artiste ait prévu de se « confesser » ou qu’il se soit approprié la révélation quand il s’est fait prendre en flagarnt délit. Dans tous les cas, le canular ne nous apprend pas grand chose que nous ne sachions déjà sur le journalisme. La blague intelligente n’et pas à la hauteur de la poésie de la traversée qui reste à faire.

Vue du pédalo de Nicolas Koch. Crédit photo : Michèle Gottstein-ésam Caen/Cherbourg.

Revenons à la question de l’expérience (plus intéressante que celle de la nature de l’œuvre qui fait couler l’encre des philosophes). Si Tixador et Norman réitèrent leurs marches, montées, enfermements ou traversées en variant légèrement les lieux et conditions, ils ne semblent pas le faire simplement parce que quelqu’un devait le faire (comme vendre de la merde d’artiste ou se faire tirer dessus). Il ne s’agit pas simplement de donner vie à une œuvre conceptuelle protocolaire. Il s’agit de faire une expérience toujours nouvelle. Reste à savoir si cette expérience peut être partagée avec un public et comment.

Les œuvres d’exposition qui renvoient à une performance se situent toujours entre deux pôles : simples traces du travail de l’artiste sans intérêt particulier ou expérience riche indépendante de l’action à laquelle ils font référence. L’exposition du pédalo de Nicolas Koch est du premier type. L’œuvre de Neal Beggs est du deuxième. Comme nous l’apprend le dossier de presse, l’artiste Irlandais est un « randonneur chevronné ». Mais ce fait est entièrement indépendant de la pièce exposée. En bois peint et arborant un « No Trespassing » (Traversée interdite), sa sculpture ressemble à une barrière de Playmobil Western agrandie avec des cordes qui produisent des sons. D’un mauvais goût bien maîtrisé, l’œuvre est amusante, voire réussie, mais son lien à l’itinérance reste lointain et générique.

La pratique de Dector & Dupuy est très distincte de celle des autres artistes de l’exposition. Flâneurs plus que randonneurs, marcher est pour eux un moyen de trouver des endroits intéressants dans la rue dont ils rendent compte sous forme de visites guidées ou de conférences. Leur compte-rendu est souvent actif, voire performatif. Le commentaire des artistes est à l’aune du phénomène qu’il ne se contenetnt pas de simplement refléter. Jouant volontairement les maîtres ignorants voire idiots, ils imaginent un dispositif innovant de production d’énergie à partir d’une canette de Coca Cola posée sur un caisson électrique ou s’adonnent à une analyse savante et formaliste d’une gravure primitive des lettres P et D sur un mur, n’évoquant l’insulte homophobe qu’en passant. Venant de la visite guidée, leur passage récent au format de la conférence rend leur travail plus transposable. Mais la nouvelle forme pose de nouveaux problèmes : la où le visiteur guidé se met à la recherche d’indices qui valent la peine d’être retenus lorsqu’il arrive à un nouvel endroit, l’auditeur d’une conférence apprend immédiatement quel est l’élément à regarder. Le format de la conférence avec sa frontalité, ses microphones et ses vidéoprojecteurs renforce la disparité entre spectateurs et présentateurs. S’ils contrecarrent cet aspect par la mise en scène de leurs doutes et de leurs hésitations (« Ça pourrait être ceci, mais c’est peut-être plutôt cela… »), il n’est pas toujours évident de voir en quoi la présentation des artistes se distingue de manière fondamentale de la présentation d’un universitaire créatif. Que ce soit chez Ryan Gander ou Dector & Dupuy, l’utilisation du format de la conférence sans remise en question de cette dernière pose problème. La conférence est un format dont le caractère autoritaire et souvent ennuyeux est notoire. L’utilisation de sons, de vidéos, d’une machine à faire de la fumée ou d’autres gadgets (comme chez Gander) ne change rien au fait qu’un ou deux hommes qui commentent des images qu’ils font défiler devant un public ne font rien de bien innovant.

Pour résumer, on peut dire que l’exposition à Caen montre que les problèmes posés par l’exposition de l’itinérance ne sont que partiellement identiques à ceux que pose la performance. Dans les deux cas, la question de l’expérience reste pourtant importante et mériterait d’être approfondie par la critique qui se concentre souvent sur celle du mode de renvoi entre œuvre exposée et action initiale (document, trace, etc.). Tandis que le récit n’est qu’un moyen très limité pour rendre compte de l’expérience d’œuvres comme celles de Neal Beggs et qu’un travail comme celui de Dector & Dupuy supporte mal la décontextualisation que les artistes lui font subir, le récit peut dans d’autres cas, comme celui de Nicolas Koch, qui font appel à l’imaginaire du spectateur, remplacer une expérience en direct et même la dépasser.

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