Des voix traversées
IAC Villeurbanne
4.06 – 31.07.2022
L’exposition « Des Voix Traversées » réunit une vingtaine d’artistes par leur approche de la langue, mais aussi du chuchotement, du cri, du souffle, du bafouillement, de la langue des signes et enfin du chant. On ne peut s’empêcher de penser à la sémiologie de Barthes mais aussi à la fabrique du langage. Selon la thèse avancée par Goffman, la théorie du « cadrage de l’attention » implique qu’un message émis soit accompagné d’un cadre nécessaire à son interprétation. Par là-même, c’est un collectif qui se forme, un « nous » que Pierre Le Quéau désigne en tant qu’une « province de signification partagée ». Autrement dit, l’opération de cadrage de la langue ne se réduit pas à la détermination d’un angle de vue et d’un champ focal. « Conditionnant une certaine perception de la réalité, elle participe également du découpage des collectivités qui regardent une certaine réalité depuis un certain type de cadrage attentionnel. »
Sans pouvoir être exhaustive, je propose de présenter une sélection d’œuvres. L’exposition débute par une installation d’Anna Barham, selon laquelle « le langage apparaît comme une peau ». Dans la même salle, on découvre une œuvre de David Douard (Melody, 2022), qui représente une bouche chuchotant à une oreille. L’artiste anglaise Hanne Lippard met en œuvre un cocon de tissu entouré de haut-parleurs qui nous entourent afin de diffuser le son de toutes parts. La voix issue du corps humain et celle créée par la machine incarnent le titre de l’exposition. Artiste d’origine italienne, Angelica Mesiti demande à une chanteuse de clamer des chants de funérailles à la manière traditionnelle des « pleureuses ». Plus loin, Anna Holveck met en place une installation de deux écrans qui nous font entendre un sifflement inventé pour les bergers des alpages ; cette langue sifflée étant basée sur le Béarnais. Compositrice électronique, artiste sonore et performeuse, Fallon Mayanja bouleverse les conventions de l’écoute afin de cultiver des alternatives de compréhension et de perception de soi, des autres et des environnements. Au sein d’œuvres sonores immersives, activées par des cosmologies sonores, on y entend les voix, les rythmes et les vibrations de mondes multiples. Fallon Mayanja manifeste la relation entre des existences fictives et des expériences culturelles. C’est à travers des récits qui ont survécu au chaos que l’artiste construit des paysages de « clubs afro-diasporiques ». Avec The Call, Maxime Bondu et Simon Ripoll-Hurier s’appuient sur l’alphabet phonétique international pour envisager, à l’aide d’un algorithme conçu pour l‘exposition, l’ensemble des combinaisons phonétiques possibles. Dans un cycle de vidéos consacré au thème du cri, on voit Jérôme Grivel s’égosiller tout en retenant le son de sa propre voix jusqu’à épuisement (Parabole #3, 2015). Artiste américaine, Christine Sun Kim est malentendante ; elle a développé dans son travail une relation forte avec le son et la langue des signes en partenariat avec Thomas Mader. Fortement teinté d’humour, son travail assume sa dimension politique pour défendre la communauté sourde et l’ASL, langue des signes américaine, et en pointer les discriminations. Pour définir la matière qu’elle utilise, Mona Varichon parle d’un « bassin de contenus » composé d’enregistrements vidéo et sonores qu’elle collecte avec une méthodologie dérivée de ses études de sociologie.
En visitant cette exposition, on ne peut s’empêcher de penser aux peuples de tradition orale. Avec Comment la Terre s’est tue, David Abram établit le compte-rendu d’une enquête menée au sein de peuples aborigènes. En fondant son enquête sur la phénoménologie de Husserl et de Merleau-Ponty, il propose de renouer notre vécu avec le « monde de la vie », à savoir, une réciprocité de la perception ainsi qu’un langage « animiste ». Dans un chapitre dédié, David Abram nous incite à réfléchir sur les relations entre les mots et les sons de la Terre, mais aussi sur les rapports entre le langage et les lieux. Par le moyen du chant, les aborigènes suivent leur chemin, usant des paroles à la manière d’une carte auditive à travers le pays. En chantant les strophes du Rêve adéquat, ces derniers parviennent à trouver leur route à travers une région. Ainsi, la terre et le langage sont inséparables. Tandis que la terre animée leur parle, ce que disent les Aborigènes n’est qu’une partie d’un discours bien plus vaste. La nature même est peuplée d’intentionnalités multiples non-humaines, qui voient, entendent et perçoivent l’homme autant qu’elles sont elles-mêmes perçues.
1 GOFFMAN Erving, Les Cadres de l’expérience, Traduit de l’anglais par Isaac Joseph avec Michel Dartevelle et Pascale Joseph, Les Éditions de Minuit, Collection Le sens commun, 1991
2 LE QUÉAU Pierre, Formes et cadrages de l’attention, in : CITTON Yves (Dir.), Introduction, L’économie de l’attention, Nouvel horizon du capitalisme ?, La Découverte, Paris, 2014, p.211.
3 Ibid., p.212.
4 ABRAM David, Comment la Terre s’est tue, Pour une écologie des sens, Éditions La Découverte, 2013
5 Ibid., p.10.
Head Image : Vue de l’exposition Des voix traversées © David Douard © Anna Barham
- Publié dans le numéro : 102
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- Du même auteur : Amélie Labourdette, Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres , Laurent Grasso - Anima, Shéhérazade, la Nuit au Palais de Tokyo, Claude Closky, Le Tamis et le sable, 3 / 3 : La Méthode des lieux,
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