Thomias Radin
Thomias Radin
Entre ciels et terres : contingences humaines
Galerie Esther Schipper, Paris
5 septembre – 11 octobre 2025
Entrer dans l’eau / wade in the water*
« Notre incarnation aquatique nous relie matériellement, affectivement et politiquement à d’autres corps d’eau — humains et plus qu’humains. » Bodies of Water, Posthuman Feminist Phenomenology (Bloomsbury, 2017)
L’eau se déploie dans la pensée d’Astrida Neimanis, philosophe éco-féministe, comme l’un des éléments matriciels du vivre ensemble. Elle explore dans ses écrits comment nos corps faits d’eau participent à des relations matérielles, politiques et éthiques planétaires et, se faisant, propose une écologie de la relation, proche de celle d’Edouard Glissant.
On retrouve aussi ce motif dans les peintures ou les films de Thomias Radin et la fluidité, celle du geste du peintre et celle des mouvements des corps des danseurs pourrait être une des notions avec laquelle, son travail est analysé, l’analogie entre danse et peinture résonnant sans cesse dans son œuvre.
À la fois, peintre, sculpteur, réalisateur et performeur Thomias Radin épouse ces différents médiums avec la grâce d’un oiseau, figure à laquelle il aime s’associer à travers son nom de performeur « lazy bird ».
Son exposition à la galerie Esther Schipper à Paris, qui présente pour la première fois en France son travail comprend une peinture murale et plusieurs peintures-retables, entre boucliers et armoiries, dont le cadre en bois sculpté et les poignées adjointes évoquent ses origines familiales et un savoir-faire transmis entre génération (le père de l’artiste étant menuisier). Sont également visibles un ensemble de peintures sur panneau de bois mais dont les charnières métalliques sont laissées apparentes et brutes sur les bords, rappelant ici aussi une forme d’artisanat.

Les motifs récurrents de ses peintures proposent des fragments de corps noirs, des têtes, des pieds, des dos qui semblent suspendus dans leur mouvement tout en instaurant une impression de mobilité et de dynamisme. Cette énergie se ressent dans l’ensemble de son travail, elle procède d’une forme d’onirisme et de fascination pour le sacré ou les forces invisibles. Ces figures, saisies dans la tension du geste, rappellent la notion créole de bigidi – cette chute qui n’en est pas une, ce vacillement qui devient rythme et que l’on retrouve également dans le travail chorégraphique de l’artiste.
La grande peinture murale explore le motif de l’eau, à la fois évocateur des Caraïbes dont il est originaire, et des migrations et celui, analysé par Edouard Glissant, auteur cher à l’artiste, de la créolisation, un lieu où s’invente des identités mouvantes et métissés.
Les couleurs, entre pastels presque naïfs faits de bleus clairs et de verts délavés et doux, apportent un contraste saisissant avec les bruns des corps que viennent réchauffer des tons jaunes conférant à ces œuvres un style unique alliant acidité et douceur.
La galerie s’agence avec des sculptures-assemblages entre panneaux de bois et pièces de marbre, telles cette chaise-sculpture, se présentant comme un trône réinventé ou cette arche en bois sculpté qui vient dessiner l’encadrement d’une porte et détourner l’espace d’exposition, d’un white cube initial pour un lieu plus domestique, proposant comme un passage qui autorise son extension et celle de l’expérience du visiteur.
Radin est imprégné depuis son enfance d’une culture de la danse, celle traditionnelle, comme le Gwo Ka, apprise en Guadeloupe avec son oncle, maitre de cette danse née de la révolte contre l’esclavage, rythmée au son du tambour ka, ou plus tard celle du hip hop, de la Capoeira ou de la danse contemporaine. Pour cette exposition, à rebours de son habitude à peindre des fragments de corps, il a conçu une série de trois portraits de grandes figures de la danse contemporaine noire : Alvin Ailey, Germaine Acogny et Ismael Ivo. Cette forme de panthéon « in motion » rend hommage à ces trois personnages qui ont façonné une histoire de la danse mondiale, aux Etats-Unis pour Alvin Ailey, en Afrique et en France pour Germaine Acogny, au Brésil et à Vienne pour Ismael Ivo et qui sont aussi trois grandes figures d’activistes ayant défendu la danse noire, et représentant des symboles puissants de spiritualité et de savoir.
En conjuguant ces différents médiums et en s’appuyant sur une expérience ancrée dans le corps – son souffle, son rythme – issue de savoirs ancestraux et transmise entre générations, Thomias Radin propose une autre manière de penser la peinture — non pas comme surface, mais comme lieu de transmission et espace de relation que l’on s’essaye, dans cette exposition, à traverser avec lui.
Wade in the water est une des paroles les plus célèbres, extraite d’un chant « spiritual », popularisé au début du 20e siècle aux Etats-Unis par des ensembles comme les Fisk Jubilee Singers. Elle n’a pas d’auteur unique, c’est un chant collectif et anonyme.

Head image : Exhibition view: Thomias Radin, Entre ciels et terres : contingences humaines, Esther Schipper, Paris, 2025. Courtesy the artist and Esther Schipper, Berlin/Paris/Seoul. Photo © Andrea Rossetti.
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- Du même auteur : Ralph Lemon,
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