r e v i e w s

The Secession Sessions

par Nicolas Giraud

Un projet d’Éric Baudelaire avec Maxim Gvinjia

Bétonsalon, Paris, du 9 janvier au 8 mars 2014.

Éric Baudelaire ne cesse d’interroger l’intégrité des territoires. Souvent tendus entre deux lieux marqués par l’absence, approchés comme flottants, incertains, ses projets n’évoquent pas l’ailleurs mais la possibilité d’un ici et maintenant. L’Anabase, qui donne son nom à toute une série d’œuvres de l’artiste, est le titre d’un ouvrage de Xénophon qui narre notamment la longue retraite des Dix Mille (vers 400 av. J.-C.) pendant laquelle, de lassitude, les mercenaires finissaient par s’installer là où ils se trouvaient, abandonnant l’idée de retour au pays.

À Bétonsalon, Éric Baudelaire déplace ce principe repris par Alain Badiou dans Le Siècle, en Abkhazie, un pays né en 1993 d’une guerre de sécession avec la Géorgie, non reconnu par la communauté internationale et qui se maintient depuis vingt ans dans une existence semi-officielle. Il y a dix ans, l’artiste y a effectué plusieurs voyages ; il en a rapporté la série États imaginés. L’exposition donne à voir l’écart et l’évolution du travail depuis ce premier projet d’envergure. Cette fois-ci, le retour en Abkhazie se fait sur un mode moins assuré : à la certitude des grands tableaux photographiques, l’artiste a substitué les formes plus tremblées du film et de la conversation.

Rien n’est vraiment exposé dans l’espace divisé en plusieurs sites. Il y a un bureau, un espace de discussion, une table de documentation et un écran de projection. Au fur et à mesure de la journée, la destination du lieu évolue. Un film est projeté deux fois par jour, il est aussi possible de rencontrer l’ancien ministre des Affaires étrangères d’Abkhazie, Maxim Gvinjia, présent ici dans le rôle d’un « anambassadeur ». Ce qui se joue dans ce dispositif, à rebours des photographies plus anciennes, c’est bien la difficulté de faire image, la difficulté de faire coïncider l’idée avec sa représentation officielle.

Le projet s’ouvre avec une lettre qu’Éric Baudelaire envoie à Maxim Gvinjia, une lettre concise, moins un courrier que l’expérience d’une « adresse » à un lieu qui n’a pas d’existence officielle. Contre toute attente, il reçoit une réponse de Max qui précise qu’il ne peut pas écrire en retour, la poste abkhaze n’assurant pas l’envoi de courrier hors de ses frontières. De là s’élabore un dialogue et se construit un film (Lost Letters to Max) dans lequel on entend la voix de Max qui répond aux lettres reçues. La voix pose la question des images qui viendront illustrer la conversation. Avec les lettres, les réponses enregistrées et les images, ce sont trois régimes narratifs et temporels qui se superposent et se répondent, chacun venant compléter les manques du précédent.

Éric Baudelaire a aussi invité Max à Paris. Pendant un mois, celui-ci est présent chaque jour « à son bureau », recevant les visiteurs de l’exposition. Il est impossible de connaître la teneur des échanges qui se déroulent quotidiennement mais il est probable que la question du pays polarise la conversation. Lors de mon passage, l’échange porte sur l’Ukraine et sur les fractures qui habitent chaque pays. Partout, il existe des risques de scission et c’est seulement l’existence d’une idée plus forte qui maintient l’ensemble. Si cette idée du pays cède du terrain, alors le pays cesse d’exister. De la définition du pays selon la convention de Montevideo — des frontières, une population, un gouvernement et la possibilité d’entretenir des relations internationales — la conversation glisse vers une définition plus instinctive, celle du pays comme une idée partagée par une population. L’existence légale du pays serait alors le moment où cette idée est finalement partagée par l’Autre.

La projection du film succède aux heures de rendez-vous. Il est donc possible, après avoir rencontré le personnage principal, d’entendre à nouveau sa voix. Il y a là une vraie délicatesse du dispositif, une pudeur qui manifeste toute l’ambiguïté de cette présence humaine dans l’exposition. Éric Baudelaire joue avec le caractère improbable de la situation. L’Abkhazie qu’il propose pourrait bien n’être qu’une fiction. Les lettres n’auraient pas dû arriver, le film n’aurait pas dû exister. À ces lettres exposées, nous n’avons pas de réponse écrite, il n’y a pas de « papiers » qui attestent l’existence du pays. Aux questions ne répondent que la voix et la présence de Max, il faut croire sur parole. En filmant, sur un mode mineur, les moments fondateurs d’un pays, Baudelaire laisse flotter l’idée qu’à défaut de représentation officielle, c’est notre croyance seule qui le fait exister.