Suzanne Lafont, Situations
Carré d’art, Nîmes, du 6 février au 26 avril 2015
Au Carré d’art, Suzanne Lafont a pensé son exposition comme un parcours en plusieurs stations, une sorte de visite guidée et fortement orientée par la réflexion sur un médium — la photographie — qu’elle connaît parfaitement pour en avoir exploré les multiples facettes et les enjeux, en avoir souvent anticipé les avancées au cours d’une carrière remarquable qui l’a menée de la documenta de Kassel au Centre Pompidou en passant par les plus grandes institutions du monde de l’art contemporain. La monographie que lui consacre le musée est une mise en perspective de ses travaux, un retour aux sources qui réactive en les augmentant les brillantes intuitions qu’elle a eues depuis le début de sa carrière.
La première de ces stations est un diaporama formé d’une double projection de près de cinq cents photographies, Index, dont les sujets couvrent à peu près tout le spectre de la photographie contemporaine, avec une nette prédilection pour la figure humaine et l’architecture ; c’est la véritable matrice de l’exposition, qui en donne le la. Les passagers de cette aventure au pays de la photographie sont ensuite conviés à participer à un voyage temporel qui permettra de remonter aux origines de sa création. Suzanne Lafont a beaucoup expérimenté, s’est beaucoup essayée à élargir le champ d’action d’une photographie qu’elle juge insuffisant à donner sa pleine puissance expressive quand elle reste confinée à ce cadre qui l’emprisonne dans ses limites conventionnelles : les références aux années quatre-vingt dominées par le rapport au tableau. Sortir du cadre donc, en recourant largement à la légende dans un premier temps, sans qui les photographies ne seraient que des images célibataires, flottantes. Dès ce premier arrêt, qu’elle qualifie de coulisses, les légendes, qui sont clairement séparées des « visuels », apportent l’indispensable recours d’un contexte signifiant, d’un hors-cadre qui lui donne plus de « définition » car comme elle le dit, plusieurs récits peuvent correspondre à une image, et elle ne se prive pas de le faire sur un mode, certes un peu démonstratif, mais réellement efficace : « il y a plusieurs mondes possibles dans une image, et plusieurs récits peuvent y être associés, celui de la littéralité, celui du rêve, celui des énoncés poétiques ou celui des inscriptions… C’est la raison pour laquelle dans Index certaines images sont qualifiées plusieurs fois et diversement.1» Index est une espèce de mise en bouche qui nous mène à un propos plus conséquent sur le hors cadre : à l’instar de la déambulation dans le musée, nous progressons régulièrement dans l’évolution d’un travail qui affirme clairement les enjeux spatiaux et amène l’artiste à intégrer les éléments extérieurs à ce qui est représenté, à les inclure dans l’espace photographique. Suzanne Lafont n’a pas été élevée dans le respect d’une culture picturale de la photo, ses références sont plutôt du côté du livre, à l’instar des pionniers américains Ed Ruscha ou Sol Lewitt ; elle est aussi attirée par le cinéma dont elle essaye de restituer le mouvement, en multipliant les images sur le trajet du spectateur, rendant l’image nomade afin de faire du spectateur un promeneur averti et autonome.
Du cinéma encore, elle importe le cut qui, pour elle, est la meilleure manière de redonner de la liberté au spectateur dans ce retour au réel que représente l’interruption de la séquence des images. On sent cependant des restes de distance brechtienne : pour Lafont, il est important d’élargir le cadre à tous les éléments alentour, en dialoguant avec le théâtre, le cinéma, le livre, et donc en incorporant nécessairement le dispositif de l’exposition lui-même ; la série des souffleurs est à ce titre exemplaire puisque photographier des personnages en train de souffler, grimacer, soulever un objet, etc., lui permet de renvoyer à l’espace dans lequel évolue le spectateur et, par la même occasion, de comprendre que : « les deux territoires, celui du mur à deux dimensions, et celui de la salle à trois dimensions, peuvent se croiser et entrer en résonance, par conséquent, que l’action a partie liée avec l’actualité de l’exposition.2 » L’ensemble de l’exposition est donc agencé comme une traversée des multiples positions stratégiques qu’elle a conçues tout au long de sa carrière, réactivant des moments importants, comme Trauerspiel montré à la documenta X, mais aussi l’hommage appuyé à General Idea, Situation comedy, en référence à leur pamphlet Manipulating the Self, pour finir sur l’imposante pièce qui met en scène le livre de Rem Koolhaas, The first Two Hundred Fifty-five Pages of Projecton the City 2, Harvard Design School, Guide to Shopping, revenant à ses amours livresques : « Si les images s’agencent le plus souvent avec les éléments textuels, une alternance de projections, de tirages photographiques et de sérigraphies sur papier définit diverses propositions spatiales, rigoureuses. Expérience peu courante : le spectateur rencontre autant de dispositifs différents que d’œuvres. 3»
1 Dans un entretien avec Jean-Marc Prévost, catalogue de l’exposition, Éditions Bernard Chauveau, Suresnes, 2015.
2 Idem.
3 Marcella Lista, Situations, catalogue de l’exposition, op. cit.
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- Du même auteur : Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac, Anozero' 24, Biennale de Coimbra, Signes et objets. Pop art de la Collection Guggenheim au Musée Guggenheim, Bilbao,
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