Steve McQueen

Bass, Steve McQueen
Fondation Laurenz, Schaulager, Bâle
15 juin – 16 novembre 2025
À Bâle, la Fondation Laurenz accueille « Bass » (2024), l’une des œuvres les plus récentes et, sans nul doute, les plus abstraites créées par le plasticien et cinéaste britannique Steve McQueen. L’artiste de renommée mondiale, oscarisé pour « 12 Years a Slave » et lauréat du Turner Prize en 1999, revient à Schaulager douze ans après son exposition révolutionnaire qui présentait plus de vingt installations filmiques dans une scénographie pensée comme une ville de cinéma. Épousant l’architecture intérieure du Schaulager, « Bass » est largement inspiré par l’intérêt de Steve McQueen pour les effets de la lumière, de la couleur et du son, sur notre perception physique de l’espace et du temps. Commande conjointe de la Laurenz Foundation et de la Dia Art Foundation à New York, où elle fut présentée dans le sous-sol de l’ancienne usine Nabisco, cette œuvre radicalement abstraite, dépourvue d’images et de narration, s’inscrit dans une exploration des fondamentaux du cinéma – lumière et son – pour créer une expérience immersive qui défie les perceptions de l’espace, du temps et de l’histoire. La démarche de Steve McQueen, entre cinéma et art contemporain, redéfinit les frontières de l’expérience esthétique et politique.
Steve McQueen, dont le parcours oscille entre cinéma narratif et installations vidéo, revient avec « Bass » à ses racines de plasticien, celles d’un artiste formé aux Beaux-arts – en l’occurrence au Chelsea College for Art and Design, et au Goldsmith College –, où le médium est un outil de questionnement ontologique. McQueen est de ces artistes qui transcendent les conventions pour faire dialoguer le sensible et l’intellectuel. Il pousse ici cette ambition à son paroxysme en abandonnant toute narration, toute figuration, pour ne travailler qu’avec la lumière et le son. « Bass » se déploie dans l’espace caverneux du Schaulager, dans lequel soixante caissons lumineux LED, fixés au plafond, parcourent lentement le spectre chromatique – du rouge au violet – tandis qu’une composition sonore, jouée exclusivement par des instruments de basse, résonne dans l’espace. Cette œuvre, décrite par McQueen comme une réflexion sur le « Passage du Milieu » – la traversée forcée des Africains esclavagés vers les Amériques – est à la fois une méditation abstraite et un geste politique profondément ancré dans l’histoire de la diaspora noire. En collaborant avec des musiciens de renom tels que Marcus Miller, Meshell Ndegeocello, Aston Barrett Jr., Mamadou Kouyaté et Laura-Simone Martin, Mc Queen tisse une trame sonore où les fréquences graves, pulsantes, évoquent à la fois la physicalité d’un battement cardiaque et la mémoire collective d’un peuple en mouvement. Les œuvres immersives, lorsqu’elles sont réussies, ne se contentent pas de captiver les sens, elles engagent le visiteur dans une relation physique et émotionnelle avec l’histoire. « Bass » y parvient avec une grande intensité, transformant l’espace d’exposition en un lieu de réverbération dans lequel le corps du visiteur devient une caisse de résonance pour les vibrations sonores et les variations lumineuses.

L’installation joue sur la monumentalité de l’espace pour amplifier son impact. Les caissons lumineux, disposés en grille au plafond, diffusent une lumière qui évolue imperceptiblement, passant du rouge incandescent à un bleu crépusculaire, créant une sensation de flottement temporel. Cette fluidité chromatique, véritable chorégraphie de l’éphémère, évoque les cycles de la vie, les transitions entre l’espoir et le désespoir, entre la mémoire et l’oubli. Le son, quant à lui, est un protagoniste à part entière : les basses, enregistrées sur place à Dia Beacon sous la direction de McQueen et Marcus Miller, fluctuent entre des grondements sourds et des mélodies évanescentes, comme les échos d’un passé qui refuse de s’éteindre. Certaines œuvres ont cette capacité à incarner des récits historiques sans les réduire à une illustration littérale. Dans « Bass », McQueen ne représente pas directement le « Passage du Milieu », mais en convoque l’essence à travers une abstraction qui parle au corps autant qu’à l’esprit. L’artiste a décrit l’installation comme une réflexion sur le « limbo », cet état de suspension entre deux mondes, entre l’Afrique et les Amériques, entre la vie et la mort. Cette idée de liminalité, si chère à McQueen, trouve un écho dans la manière dont l’installation place le visiteur dans un état d’incertitude sensorielle : ni tout à fait dans le présent, ni tout à fait ailleurs, il est immergé dans un espace où le temps semble suspendu, dans lequel les basses résonnent comme des vagues et la lumière agit comme une marée.
Sa radicalité formelle distingue « Bass » au sein de l’œuvre de Steve McQueen. Contrairement à ses films narratifs ou ses installations vidéo antérieures comme « Deadpan » ou « Western Deep », « Bass » se passe d’images animées pour se concentrer sur les éléments fondamentaux du cinéma : la lumière et le son. Cette démarche rappelle les expérimentations de structuralistes comme Michael Snow ou de pionniers de l’art minimal comme La Monte Young et Pauline Oliveros, dont les travaux sur le « deep listening » résonnent avec l’approche de McQueen. Cependant, là où ces artistes s’inscrivaient dans une exploration purement formelle, McQueen ancre son abstraction dans une réflexion historique et politique. Les basses, jouées par des musiciens issus de la diaspora noire, ne sont pas seulement des sons : elles portent en elles les rythmes du jazz, du reggae, des musiques ouest-africaines, autant de traditions qui ont émergé des luttes.
La mise en scène de « Bass » au Schaulager, adaptée à l’architecture du lieu, témoigne de la sensibilité de McQueen pour l’espace envisagé non pas comme un simple contenant, mais comme un acteur du dispositif artistique. Ici, les piliers de béton et le sol marqué par les traces d’une ancienne usine dialoguent avec les fréquences graves et les variations lumineuses, créant une sensation d’enveloppement physique. Le visiteur, plongé dans cette « caverne » sensorielle, ressent les vibrations des basses dans son corps, tandis que les changements de couleur altèrent sa perception de l’espace. Cette physicalité, que McQueen décrit comme une volonté de rendre le public « extrêmement sensible à lui-même, à son corps et à sa respiration1 », est au cœur de l’expérience.
Si l’installation s’inscrit dans la continuité des préoccupations de McQueen, elle marque en même temps une rupture. Depuis ses débuts, l’artiste explore les thèmes de la race, de la mémoire et de la résistance, qu’il s’agisse de la grève de la faim de Bobby Sands dans « Hunger », ou des luttes de la communauté antillaise dans « Small Axe ». Dans « Bass », ces thématiques se font plus abstraites, mais non moins puissantes. McQueen transforme l’histoire de la diaspora noire en une expérience universelle, accessible à tous les publics, indépendamment de leur connaissance des référents historiques. L’œuvre dialogue également avec ses travaux antérieurs sur la lumière, comme « Blues Before Sunrise » (2012), dans lequel il transforme les lampadaires du Vondelpark d’Amsterdam en un bain de lumière bleue. Cependant, « Bass » va plus loin en supprimant tout référent narratif pour se concentrer sur l’immatériel. Cette démarche place l’œuvre à la croisée de l’art minimal, de l’installation immersive et de la performance musicale, tout en restant profondément ancrée dans une réflexion sur l’histoire et l’identité.
Politiquement, « Bass » est une œuvre qui s’adresse à la fois au passé et au présent. En convoquant les échos du « Passage du Milieu », McQueen rappelle que l’histoire de la diaspora noire est faite de ruptures, de déplacements et de résistances, mais aussi de création et de résilience. La collaboration avec des musiciens issus de traditions diverses – du jazz au reggae en passant par les rythmes ouest-africains – inscrit l’installation dans une généalogie musicale qui transcende les frontières géographiques et temporelles. L’installation transforme le visiteur en acteur, en le confrontant à sa propre physicalité dans un espace où le son et la lumière deviennent des forces presque tangibles. « Bass » est une œuvre d’une radicalité et d’une beauté saisissantes, qui repousse les limites de l’installation artistique tout en restant fidèle aux préoccupations de Steve McQueen : donner une voix aux récits marginalisés, faire vibrer les corps, réécrire l’histoire par le prisme du sensible. On ne peut qu’admirer la manière dont McQueen transforme l’espace du Schaulager en un lieu de mémoire et de contemplation. « Bass » n’est pas seulement une installation ; c’est une expérience qui change le visiteur, le confronte à sa propre présence dans le monde et à l’écho persistant des histoires oubliées.

Head image : Installation view: Steve McQueen, Bass, 2024, LED light and sound, co – commissioned by Laurenz Foundation, Schaulager Basel and Dia Art Foundation, June 15 – November 16, 2025 , Schaulager® Münchenstein/Basel. © Steve McQueen. Photo: Pati Grabowicz
- Partage : ,
- Du même auteur : Francisco Tropa, Sophie Calle, Candice Breitz, mountaincutters, Viola Leddi au Frac Champagne Ardenne,
articles liés
Leonor Serrano Rivas
par Mya Finbow
Flux de nos yeux
par Gabriela Anco
Electric Op
par Sandra Doublet