r e v i e w s

Simon Starling, À l’ombre du pin tordu

par Patrice Joly

MRAC, Sérignan, 8.11.2017—18.03.2018

Depuis une vingtaine d’années qu’il court les centres d’art et les musées du monde entier, le glaswégien Simon Starling, lauréat du Turner Prize 2005, nous enchante de ses propositions « matérialistes et poétiques » capables de transformer une bicyclette en fauteuil Charles Eames ou de redonner à une Fiat 127 des ailes rouge et un capot blanc pour lui donner les couleurs de la Pologne. La pratique de l’artiste peut parfois prendre les accents d’une pure gratuité, comme avec cette pièce au nom qui n’en finit plus, Autoxyloporocycloboros : une barque à vapeur qui finit par couler dans le lac du fond duquel elle a été remontée parce qu’elle a consumé tout le combustible qui devait alimenter sa chaudière, combustible qui n’était autre que sa propre charpente. Derrière ce burlesque de façade, on sent cependant qu’affleure, à peine voilée, l’allégorie de la manière tout aussi absurde dont nous scions la branche sur laquelle nous sommes posés. Starling artiste écolo ? Pas à proprement parler, même si l’on peut être tenté de voir, derrière son côté « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » lavoisierien une version light de l’impératif de recyclage ambiant. Sa pratique ne peut cependant être réduite à une défense militante de ce principe même si la circularité traverse l’ensemble de son travail, une circularité centrifuge qui lui permet d’englober un contexte historique, social et politique élargi. C’est là que repose le paradoxe de Starling, un art autoréflexif, certes, mais ancré dans des problématiques (alter ?)-mondialistes. À Sérignan, nous retrouvons une autre caractéristique de son travail : une propension à la métamorphose, une inimitable capacité à faire emprunter à des formes qui ont fait leurs preuves dans un champ défini des itinéraires qui vont les conduire, au bout d’un long trajet géographique ou d’un complexe processus de transformation, vers une nouvelle occurrence, toute aussi valide dans son nouvel univers de référence. Circularité, autoréflexivité, recyclabilité, etc. Beaucoup de choses ont été dites sur l’art de Starling mais une constante semble cependant ressortir : ses pièces sont génératrices de récits, elles esquissent de nombreuses lignes de fuite nécessitant parfois d’opérer de sérieuses investigations pour pouvoir les appréhender dans leur ensemble.

Au MRAC, nous retrouvons une exemplification de la dimension matricielle de son art. La première partie de cette exposition divisée en quatre scénarios distincts — tous reliés par l’image fédératrice du pin tordu que l’on retrouve en titre — est la mise en scène du devenir tissu d’une partition pour pianola : offerte au directeur d’une usine textile par le compositeur Rinaldo Bellucci sensible au son des machines à tisser, elle se transforme dans l’étape suivante en son équivalent industriel (la carte perforée Jacquard du métier à tisser) qui donnera naissance au tissu tricolore que l’on verra exposé au mur. L’étape finale est le film tourné à l’intérieur de l’usine qui montre la production de ce tissu et dont la musique, issue des machines, fait écho à la sonorité mécanique du piano. Au passage, nous apprenons que le projecteur utilisé pour la projection est un projecteur spécifique qui décompose la lumière en trois couleurs primaires avant de récréer l’image finale : rien n’est laissé au hasard dans cette « boucle productive » qui met en scène cet isomorphisme qu’apprécie tant l’Écossais. Inutile de préciser que l’entrée de l’exposition qui débouche sur un majestueux pianola est pour le moins spectaculaire : se mettant à jouer subitement, sans prévenir, il nous rappelle ces automates de l’ancien temps qui, déjà, semblaient animés d’une vie propre. Une fois de plus, l’art de Starling, dans une de ses redondances qui lui donne l’occasion de déployer tout un arsenal formel, réfère à un paradigme lointain mais prégnant, celui de l’émergence de l’intelligence artificielle.

At Twillight est à nouveau un travail complexe qui prolonge la réflexion de Starling sur la modernité. Il s’agit en effet d’une adaptation de la pièce de Yeats qui était déjà une tentative de fusion entre des références culturelles éloignées, celle, orientale du théâtre nô et celle, occidentale, du mouvement moderniste qui cherchait au siècle dernier à faire converger les disciplines. Starling rejoue ce dialogue fécond entre personnages importants de l’époque, disciplines et cultures a priori irréconciliables et lui redonne une nouvelle vigueur tout en pointant le fait que les intuitions modernistes demeurent d’une pertinence manifeste.

La troisième section de l’exposition consiste en la reprise d’un moment important de l’histoire mondiale de l’art : la performance d’une jeune danseuse, Pilar Pellicer, pour la célébration de la fresque créée par Henry Moore à l’occasion de l’ouverture du musée de Mexico City. Soixante ans plus tard, la même danseuse réitère les mouvements exécutés dans sa jeunesse avec, on le devine, les ralentissements de la vieillesse : la vidéo est une superposition d’images d’archive et de prises de vue de ce tardif reenactement. La tentative de ressuscitation de cette fresque aujourd’hui disparue se double d’une réflexion pour le moins émouvante sur le passage du temps.

Enfin, la quatrième proposition est certainement celle qui résonne le plus avec des problématiques contemporaines en ramenant des réflexions transhistoriques : l’artiste est parti du fonds iconographique d’Augustus Sherman, amateur « spécialisé » dans la photo de migrants débarquant à Ellis Island, pour imaginer une rencontre entre trois de ses protagonistes. Les documents les montrent vêtus de leurs habits traditionnels et portant l’instrument de leur pays, ce qui donne l’idée à Starling d’initier à New-York une session improvisée avec des musiciens contemporains à partir de la réplique de ces instruments : l’improbable partition qui naît de cette impossible rencontre est un plaidoyer en faveur de la mixité et de la migration, contredisant l’universelle réprobation à l’encontre de ces derniers. À Sérignan, c’est l’aller-retour entre la scission formelle opérée sur les attributs des migrants (costumes, instruments, sonorité) — renvoyant à une identité fracturée — et la réunion instituée par la communion musicale qui constitue un véritable message humaniste de la part de l’artiste, sans jamais toutefois tomber dans une quelconque lourdeur prosélyte.

(Image en une : Vue de l’exposition de Simon Starling, « À l’ombre du pin tordu », au Mrac, Sérignan, 2017. Photo : Aurélien Mole.)