Sanam Khatibi

Sanam Khatibi
The Hunger
Mendes Wood DM Paris
3 avril – 17 mai 2025
Dans la plupart des expositions collectives, mais surtout dans ses expositions personnelles, Sanam Khatibi donne l’impression de s’installer temporairement dans l’espace de la galerie — comme si elle y dressait un camp. Son exposition The Hunger chez Mendes Wood DM à Paris ne fait pas exception. Où qu’elle se trouve, Khatibi brouille la frontière entre espace de vie et espace de travail ; son atelier est dans sa maison, ou peut-être est-ce sa maison qui s’est installée dans son atelier. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un véritable Wunderkammer — un cabinet de curiosités peuplé d’objets toujours plus étranges, étonnants, provocants ou sentimentaux : squelettes d’animaux, récipients en céramique, sculptures humaines et animales venues des quatre coins du monde, bols et vases en argile, sculptures en os, phallus en pierre et reliques Playmobil en plastique.
Ces objets prennent vie dans les peintures de Khatibi, occupant des rôles centraux ou périphériques. Son langage visuel circule entre l’influence surréaliste et une technique empruntée à la Renaissance nord-européenne. Peintre autodidacte, elle reproduit des objets placés sous un éclairage vertical direct, supprimant la plupart des ombres latérales. Résultat : des formes qui semblent planer, comme collées dans l’espace — presque flottantes.

Chez Mendes Wood DM, toutes ses peintures, sauf une, se répartissent entre deux genres : natures mortes et paysages. Ces derniers s’ouvrent sur des profondeurs brumeuses — des forêts oniriques, qui semblent bouger dans le vent. Hors du temps, elles sont peuplées de squelettes animés qui jouent, se reposent ou se battent (Two Seater, Residues of A Rainbow). Des figures humanoïdes nues, certaines sans tête et sans membres, apparaissent dans certaines œuvres (Riot, A View to a Kill) et répètent les mêmes gestes que les squelettes. Sont-ils prédécesseurs, descendants, échos ? Prolongements — ou contradictions ?
Fenêtres miniatures ouvertes sur un autre monde, au sens classique de Leon Alberti (la plupart ne dépassent pas 20 cm de large), les peintures de Khatibi sont enchâssées dans des cadres élaborés, à frises multiples, accentuant la séparation entre notre monde et le leur. Dans The Hunger, un symbole revient : une cruche renversée ou perchée à l’envers sur un bâton — mais qui ne tient jamais debout. En plein déversement ou déjà vide, elle résonne directement avec notre propre crise des ressources : notre eau potable, notre chair, qui s’assèchent, nous transformant lentement en squelettes vivants.
L’œuvre de Sanam Khatibi est profondément symbolique, ouverte à une infinité d’interprétations personnelles. Être entouré·e de ses tableaux — surtout des natures mortes — peut être troublant, comme si l’on entrait dans un sortilège, un sigil peint. Les objets issus de son univers réapparaissent comme des ingrédients magiques, placés et mis à l’échelle avec une précision rituelle sur des fonds neutres. À la manière de personnages récurrents dans une narration, certains motifs reviennent : un vase en jade vert, des coquilles d’œuf brisées, des serpents venimeux, des tulipes à la Rembrandt — tous animés d’une vitalité étrange.

C’est là tout le paradoxe. L’iconographie — serpents, os, oiseaux dévorant des lézards, fleurs coupées, crânes — semble évoquer la mort. Et pourtant, les natures mortes de Khatibi vibrent de vie. Ces natures mortes deviennent, en quelque sorte, des natures vivantes. Mort et vie ne sont plus opposées, mais réunies dans un même cycle. Peut-être que ces coquilles brisées ne marquent pas une fin, mais un commencement.
L’exposition culmine avec la grande toile Put Your Honey Where Your Mouth Is, représentant une femme nue dévorant un bébé dans un paysage côtier onirique. Une version féminine de Cronos, peut-être — ce titan grec qui, craignant le cycle du temps, voulut régner éternellement et consoma ses enfants un à un. À ses pieds : ossements, végétaux et tabatières d’opium chinoises, regroupés en trois amas — comme les sigils qui semblent structurer les natures mortes de Khatibi.
Ces œuvres impressionnent et amusent, elles captivent et interrogent. Elles laissent, doucement, le poids de la tragédie humaine glisser sous les couches séduisantes d’objets curieux. Portraits de nous-mêmes dans le cycle infini de la perception et de la projection, les peintures laquées de Sanam Khatibi nous invitent à plonger dans la complexité stratifiée de son monde imaginé.

Head image : Sanam Khatibi, Amulets (vi – x), 2025. Oil on panel, 5 paintings 13.4 x 10.3 cm (each), 5 1/4 x 4 in (each). Courtesy of the artist and Mendes Wood DM, São Paulo, Brussels, Paris, New York. Photo: Nicolas Brasseur.
- Partage : ,
- Du même auteur : Déborah Bron & Camille Sevez, Ho Tzu Nyen, GESTE Paris, L'été de la collaboration au CRAC Alsace et au CRÉDAC : “L’amitié : ce tremble” et "Tripple Dribble", Jonathan Binet à la galerie Balice Hertling,
articles liés
Sophie Calle
par Guillaume Lasserre
Érik Bullot
par Vanessa Morisset
Daniela Palimariu
par Agnès Violeau