r e v i e w s

Monde nouveau : Théo Audoire, l’Aérotrain

par Patrice Joly

La France des années 1960 se sentait conquérante. Elle ne doutait de rien, et surtout pas de l’inventivité de ses ingénieurs : ses avionneurs venaient de mettre au point l’avion le plus rapide de la planète, le Concorde, qui allait bientôt relier le vieux continent au nouveau à plus de Mach 2 ; le pays se couvrait de centrales nucléaires, preuve qu’il maitrisait aussi la technique de la fission nucléaire. Après être lentement sortie d’une guerre qui avait ravagé ses villes, détruit ses ports et ruiné ses sites de production, la France reprenait sa place dans le peloton de tête des pays industriels, avec des inventeurs de génie que toute la planète nous enviait… du moins est-ce ainsi que le roman national fut distillé au sein d’une nation qui, à l’époque, ne souffrait pas encore de morosité chronique. L’ingénieur Bertin fut au nombre de ces visionnaires qui portaient haut la flamme de la créativité nationale. Son grand œuvre fut l’aérotrain, une invention qui devait révolutionner le rail et réduire drastiquement le temps de transit entre les capitales. Perché sur son monorail de béton, l’engin devait s’élever sur un coussin d’air pour atteindre la vitesse fabuleuse de 300 km/heure – vitesse qui, bien avant que les TGV ne rendent ce score dérisoire, relevait encore alors de la pure science-fiction. Le projet suscita des enthousiasmes extraordinaires : des budgets furent débloqués et l’on commença à construire les premiers kilomètres de cette piste en dur, destinée à accueillir les essais initiaux de la machine infernale. Ces derniers se déroulèrent tout au long des années 1960 et jusqu’au début des années 1970 – les prototypes évoluant au fil des avancées techniques. Plusieurs rails furent successivement édifiés. Le plus fameux, que l’on peut encore « admirer » lorsqu’on prend la nationale en direction de la Sologne, se situe en périphérie nord d’Orléans : un interminable aqueduc de béton, monté sur des centaines de piliers de la même matière, se déroule sur plusieurs kilomètres, parallèle à la route. De fait, cette étrange construction en forme de sculpture minimaliste ne laisse pas de surprendre le conducteur incrédule : à quoi peut bien servir cette monumentale construction qui s’arrête brusquement au beau milieu d’un champ ?

Theo Audoire – Maquette Damien Golotvine

Le film en forme d’enquête qu’a mené Théo Audoire pour « Mondes Nouveaux » apporte bien des réponses quant à la présence de cette silhouette énigmatique. Le jeune artiste s’est emparé de l’aventure de l’aérotrain pour revenir sur un passé industriel flamboyant, que la France continue de regarder avec une nostalgie qui croît au fur et à mesure que son rayonnement pâlit. La création de l’ingénieur Bertin, comme toutes les ruptures technologiques, fut plutôt l’adaptation et l’assemblage de nombreuses inventions préalables, dont le fameux « effet de sol », qui permettait à la machine de se mouvoir sur un coussin d’air. Les Anglais ayant inventé l’Hovercraft, les Français se devaient de lui trouver une application aussi sensationnelle que leurs voisins d’outre-Manche. Mais l’invention qui devait révolutionner les transports terrestres – et notamment le rail – fut un échec retentissant. Tour à tour soutenu par la RATP et la SNCF – qui s’en détournent assez rapidement, puis par la Datar, le projet est définitivement abandonné sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, qui préfère tout miser sur le futur TGV dont les premières esquisses viennent de faire leur apparition. Pour de nombreux admirateurs du génie créatif de Bertin, cet abandon fut un véritable crève-cœur, qui signait la fin des ambitions avant-gardistes de la France. L’épopée du Concorde, autre exploit technologique dont la faisabilité était d’abord mise en doute, fut pourtant un réel succès sur les plans industriel autant que culturel, contribuant à redorer le blason de la France en amenant de nombreuses améliorations dans le domaine de l’aéronautique, tout en permettant aux Européens de ne pas se laisser distancer par les États-Unis sur ces secteurs sensibles.

C’est donc une histoire de compétition inter-états, de négociations avec des investisseurs successifs et de lobbyisme intensif que le film inventorie, explorant un contexte tendu où le désir d’innovation se mêle à une reconnaissance personnelle et un patriotisme économique. Le film est un clin d’œil appuyé à l’émission culte de Christophe Hondelatte « Faites entrer l’accusé », dont il adopte le ton résolument dramatique. À ceci près que d’accusés, ce ne sont pas les habituels tueurs en série dont il est question mais plutôt des lobbyistes et autres empêcheurs de rêver en rond. L’association « Les Amis de l’ingénieur Jean Bertin » est largement sollicitée à des fins de témoignage tandis que le film participe d’une certaine manière du soutien de cette dernière dans ses démarches pour faire rentrer les prototypes de la machine dans le patrimoine industriel de la France et le sortir d’un oubli totalement injustifié aux yeux des défenseurs du génial projet. Pour l’artiste, le motif de l’aérotrain est avant tout un prétexte à mettre en scène la fascination qu’il éprouve à l’endroit du rétro futurisme et à déployer ce qu’il considère participer d’une véritable uchronie. Le film adopte volontiers une forme floue, qui « alterne les prises de vues documentaires et les mises en scène en studio », l’auteur l’envisageant comme « un mélange entre Wallace et Gromit, F for Fake (Orson Wells) et Bienvenue à Bataville (Francois Aillat). » Ce qu’il qualifie de « documentaire bricolé, léger et trafiqué » lui permet d’éviter l’écueil d’un procès en diffamation, d’échapper à la pesanteur d’une affaire que certains qualifient de complot (contre le « génie français » ?) mais avant tout de donner libre cours à un imaginaire résolument loufoque qui ne prétend aucunement participer de l’établissement d’une quelconque vérité historique. 

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Head Image : Théo Audoire, Monorail