Mona Hatoum
Mona Hatoum
Encounters: Giacometti
Barbican, Londres
3 septembre 2025 — 11 janvier 2026
Jusqu’au 11 janvier prochain, au Barbican à Londres, un Pinocchio de bronze, sarcastique et macabre, le nez démesurément allongé, guette le public, pendu à un grillage. Mona Hatoum enferme Le Nez (1947) de Giacometti dans une puissante cage de fer d’allure médiévale (crée sous le titre Le Cube en 2006) qu’elle substitue au sobre support moderniste d’origine. En déplaçant cette tête spectrale et cadavérique, l’œuvre fantasmatique que Jean Clair cribla de questions en 1992, elle aggrave son tragique et complique son énigme. Cette fusion emblématise le principe de la série d’expositions menée par le musée londonien et la Fondation Giacometti, qui met en dialogue Giacometti avec trois artistes contemporaines, après la pakistano-américaine Huma Babbha et avant l’américaine Lynda Benglis,.
Si ce modèle d’expositions-« rencontres », entre une figure de l’art moderne et un artiste vivant se répand ces dernières années, à l’image des invitations de Faith Ringgold puis Sophie Calle au musée Picasso ou de l’actuel « dialogue inattendu » Monet/Sécheret à Marmottan, l’exposition du Barbican illustre particulièrement bien la fécondité de ces dispositifs. Mona Hatoum a élu des œuvres de Giacometti prises dans le temps long, du début des années trente, fin de sa période surréaliste, jusqu’à l’après-guerre. La sélection des siennes s’étend aussi de son travail de performeuse des années 80 jusqu’aux productions de 2025. La répartition des œuvres enchâsse les deux corpus en brouillant toute chronologie, même si les œuvres ont d’abord fait sens dans leurs contextes d’origine. Toutes, en effet, de diverses façons, plus ou moins littérales, plus ou moins allusives, plus ou moins elliptiques, sont situées, après, pendant ou avant une ou de la catastrophe. De ce point de vue, le face à face avec Hatoum manifeste et augmente le tragique giacomettien : la poésie grinçante, les angoisses des deux artistes, se répondent et littéralement, s’enchaînent. Aux corps suppliciés sculptés de Giacometti, les objets de Mona Hatoum offrent un faux abri lugubre dont toute sécurité s’est évaporée.

Mona Hatoum utilisa son corps dans les performances de ses premières années, comme dans Roadworks (1985), présent au Barbican. Puis, en se tournant vers la sculpture et l’art conceptuel, elle cessa de le figurer et, plus généralement, de représenter des corps. Pourtant, ces corps disparus demeurent en traces d’un passage récent ou en attente d’un passage virtuel. Ils sont espérés, devinés dans les espaces représentés, peuplés de lits, de chaises, de tapis, d’objets familiers qu’ils n’habitent plus. Ses lieux ne sont plus foyers ni cocons. Sinistrés, ils sont, au moins provisoirement, inhabitables.
Tout au long de son œuvre et singulièrement dans les choix opérés pour cette exposition, l’artiste réfère obliquement, à des événements collectifs, quand elle ne les anticipe pas. Ainsi, Interior Landscape (2008), créé lors d’une résidence à Amman en Jordanie—ville et pays à fort pourcentage de réfugiés palestiniens—tisse une carte du territoire historique palestinien avec des cheveux laissés sur l’oreiller d’un lit déserté, dans une chambre d’hôpital, de prison ou d’asile. En 2010, Bourj, la tour en arabe, renvoie au Holiday Inn de Beyrouth, fugitif hôtel de grand luxe édifié avant la guerre civile débutée en 1975. Jadis incarnation de la toute-puissance insolente de l’architecture moderniste rationnelle, il fut ravagé lors des combats et dresse désormais dans le paysage sa carcasse vide.
Si l’histoire personnelle de Mona Hatoum, née de parents palestiniens dans un camp au Liban est au plus près de ces deux œuvres, elle se refuse aux lectures de son travail qui l’y réduiraient. Elle place le spectateur face à des espaces d’oppression et de violence, là et ailleurs. On la voit par exemple dans Roadworks, cette performance filmée de 1985, marcher dans les rues de Brixton, ce quartier du sud de Londres où la communauté caribéenne se révolta en avril 1981 contre la violence d’une police blanche et raciste. Pieds nus, Mona Hatoum traîne, avec une certaine ironie, une paire de Dr. Martens lacée à ses chevilles, comme si les skinheads qui les chaussent habituellement s’attachaient littéralement à ses pas. Remains of the Day (2016-2018) est un salon calciné dont les morceaux sont retenus par un fil de fer. Réalisée après une visite de l’artiste à Hiroshima, l’œuvre évoque tous les intérieurs éventrés par des bombardements que multiplient en continu nos bulletins d’information. Et dans Hot Spot (2013), c’est un globe terrestre entier, incandescent, qui s’embrase.

En face, les longs cadavres, les corps aliénés de Giacometti, à l’image de Figurine entre deux maisons, et sa silhouette effilée entre deux blocs montés sur des pieds fragiles, errent à la recherche de refuge qu’ils ne trouveront pas. La scénographie de l’exposition les insère dans les univers inhospitaliers de Mona Hatoum, où le foyer domestique, sans cesse instable et menaçant, se dérobe continuellement.
Ainsi, au questionnement existentiel qui sous-tend les œuvres de Giacometti, silhouettes métaphysiques réduites à leur plus simple expression, saisies dans leur mouvement perpétuel, répondent symétriquement celles d’Hatoum, tenant juste un discours un peu plus explicite sur les circonstances de la terreur et des vertiges qui sont les leurs. Les œuvres de l’un et l’autre se marient et interagissent dans les vitrines, sortes de cabinets de curiosité chers à Mona Hatoum qui y fait souvent appel. Elle dispose ses objets—utilisant ses propres ongles et cheveux—, cerveaux percés, motifs d’entrailles—à côté et en miroir de dessins de la période surréaliste de Giacometti. Dans l’une d’entre elles, elle place trois nouvelles productions réalisées en 2025. Sur un carreau de verre est posé le bras démembré d’un enfant. Comme si de la rencontre avec Giacometti et ses corps si matériels dans leur épure renaissait le besoin, après leur abandon, de représenter physiquement, concrètement, un corps, du corps, fût–il en fragment.
Face à de telles images, le spectateur est pris, viscéralement, convoqué. Revoir Femme à la gorge tranchée, femme égorgée (1932) de Giacometti, torse de femme ouvert et démembré, aux côtés de cerveaux percés, aux figurines de bébé prêtes à être découpées, c’est ressentir ces attaques dans sa chair. Pourtant, et non sans paradoxe, dans le dialogue des œuvres des deux plasticiens, dans la reprise de lui par elle, l’humour parfois se tisse : à la statue du Chat presque égyptien de Giacometti avançant filiforme sur un socle d’argile, Mona Hatoum réplique avec une tuile de terre portant l’empreinte d’un chien. Deux artistes qui partagent une obsession commune de la matière, des lignes, des formes, et de ce qu’elles peuvent porter de douleur et de mémoire.

Head image : Encounters Giacometti x Mona Hatoum, vue de l’exposition, Galerie Niveau 2 © Jo Underhill, Barbican Art Gallery
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