r e v i e w s

Merlin Carpenter – « What’s so elastic about you ? »

par Elsa Vettier

archive élastique

Synagogue de Delme, 24.10.2020-29.09.2021

Commissariat : Benoît Lamy de la Chapelle.

Heavy Burschi / poids lourds

En 1989, Martin Kippenberger demande à son assistant de l’époque, Merlin Carpenter, de réaliser une cinquantaine de peintures d’après leurs reproductions dans un catalogue consacré à son travail. Kippenberger photographie la totalité des toiles réalisées par son assistant, les imprime à échelle 1 et les présente au mur dans une installation qu’il intitule Heavy Burschi (Heavy Guy). Les « originaux » sont partiellement détruits et jetés dans une benne au milieu de la pièce. Kippenberger, l’employeur, s’arroge le droit de démolir le travail de Carpenter, l’assistant, en même temps qu’il l’inclut dans sa logique, iconoclaste et conservatrice, qui consiste à mieux détruire pour régénérer et regonfler l’élasticité d’un médium à l’histoire trop encombrante pour être pratiqué. En 2006, Merlin Carpenter reprend le geste à son compte en demandant à ses galeristes par ailleurs artistes, Reena Spaulings, de travailler pour lui comme assistants et de reproduire des images du 11 septembre dans le style abstrait d’un autre artiste très bankable de leur galerie, Josh Smith.

Merlin Carpenter, Burberry Propaganda Tour, 2013. Ruines militaires à / Military ruins in Ristna, Hiiumaa, Estonie / Estonia. Un projet de / A project by Merlin Carpenter, organisé par / organised by Alina Astrova. Photo : Merlin Carpenter. Copyright of the artist.

C’est assis sur cet élastique conceptuel – l’œuvre pourrait être n’importe quoi, réalisée par n’importe qui, présentée ou réduite en miettes, nécessairement kitsch dans sa tentative d’être politique – que Merlin Carpenter, qui se dit « artiste-peintre », travaille depuis le début des années 1990. Élastique qui lui permet de décider de peindre avec un certain talent figuratif des personnalités et des canards ou d’exposer des tableaux dissimulés par leurs couvertures de transport ; de prendre un pinceau le soir du vernissage pour couvrir des toiles blanches d’insultes à l’égard des banques et de son galeriste ou encore de dépenser l’argent de la production en produits de luxe. Comme le rappelle Isabelle Graw dans l’entretien qu’elle consacre à l’artistei, c’est pour sa malléabilité que la peinture sur châssis a été instituée à la Renaissance et pour sa capacité, en tant que marchandise fluide, à être transportée d’un contexte à un autre. En ce sens, la pratique de Merlin Carpenter consiste à fondre l’objet « peinture » avec son essence marchande et la logistique qu’elle implique : Long Title (2017) est une palette de stockage en bois fixée au mur, Do Not Open Until 2081 (2017), une série de toiles scellées sous leur carton d’emballage, Circuits (2020), des circuits électriques esquissés à la peinture noire sur un fond blanc. La peinture serait pure dépense ou consommation, où le financier rejoindrait l’énergétique et où l’artiste (se) dilapiderait. En 2013, Merlin Carpenter avait assuré lui-même le convoyage de ses œuvres – des morceaux de l’iconique tartan Burberry tendus sur des châssis – lors du Burberry Propaganda Tour. Une tournée dans l’ancien bloc de l’Est dont l’enjeu ne résidait évidemment pas dans la présentation des travaux mais dans la mise à l’épreuve du sens d’une telle translation sur les terres du marxisme.

Il n’est donc pas surprenant qu’à Delme, l’artiste se soit focalisé sur la départementale qui longe le centre d’art et qui relie Metz à Strasbourg dans un concert de poids lourds. En regard de cet axe de distribution de marchandises, Merlin Carpenter a fait du centre d’art un entrepôt de stockage pour sept-cents cartons vides empilés les uns sur les autres. Un chariot élévateur, trop grand pour pénétrer dans l’ancienne synagogue, est stationné devant l’entrée. Loin de toute forme d’hyperréalisme, l’artiste n’a pas cherché à donner l’illusion d’un réel entrepôt, ou à suggérer son activité, se contentant d’empiler des cartons immaculés et scotchés systématiquement de la même manière sur des palettes intactes. Le geste revisite une certaine tradition minimale et des formes primitives de la critique institutionnelle. Au regard des interventions radicales pratiquées par Michael Asher dans les années 1970 pour désosser l’institution, Merlin Carpenter cherche plutôt ici à l’obstruer ou à la combler, pour mieux matérialiser le volume dont elle dispose. L’exposition, ouverte en octobre 2021, a été pensée pendant la crise du Covid-19 qui, modifiant les circuits de distribution, a renouvelé les besoins en stockage tandis qu’elle obligeait les lieux culturels à rester fermés. Carpenter alimente l’absurdité de ces injonctions, mettant en scène la réaffectation du lieu en un espace fonctionnel apparemment rentabilisé mais vide, tout aussi inutile, abritant une seule et même marchandise : l’installation elle-même. Il questionne de fait l’élasticité propre à cette ancienne synagogue devenue centre d’art et qui, si l’on en croit les manœuvres politiques ou les velléités abolitionnistes qui appellent à sa fermeture, pourrait lui-même être reconverti en entrepôt. L’installation de Merlin Carpenter pose cette équation sans résolution ; le centre d’art serait au croisement de l’espace de culte et de stockage – autrement dit, il oscillerait entre logiques rituelle et marchande. Un nœud de contradictions déjà tendu, sur lequel il suffit de tirer.

Merlin Carpenter, archive élastique, 2020. Palettes en bois, boîtes en carton, ruban adhésif d’emballage, dimensions variables / Wooden pallets, cardboard boxes, packing tape, variable dimensions. Vue de l’exposition / Exhibition view of « archive élastique », Merlin Carpenter, CAC-La synagogue de Delme, 2020.Photo : OH Dancy.

Il est intéressant d’observer comment la réflexion et les gestes de Merlin Carpenter s’adossent aux différents épisodes de crises du début du XXIe siècle et ce que le concept de stockage incarne à leur égard. Il constitue un bon indicateur des besoins et des priorités de conservation qui s’expriment à l’heure d’un changement de paradigme qui reconfigure les mouvements du capital. À cet égard, l’installation de Merlin Carpenter m’évoque l’histoire que raconte l’artiste américain Justin Lieberman dans la postface de son livre The Corrector’s Custom Pre-Fab House. Peu de temps avant la crise des subprimes en 2007, alors qu’il travaille à l’une de ses œuvres les plus ambitieuses, l’artiste contracte un prêt pour acheter, sur les conseils de son galeriste, une maison upstate New York. Toute une logique financière d’investissement et d’endettement s’enclenche autour de la production de cette œuvre, un igloo de métal rempli d’objets de consommation que Lieberman répertorie au sein d’un logiciel. L’artiste l’achève peu après les débuts de la crise. Le marchand qui s’était proposé de la vendre ne parvient à aucune transaction et cesse de payer pour son stockage. Justin Lieberman qui hypothèque alors sa maison ne trouve aucun moyen d’entreposer l’œuvre. La totalité de la sculpture part à la poubelle – excepté le programme informatique grâce auquel on navigue entre les différents objets qui la composent et qui permettront, des années plus tard, de remontrer l’œuvre sous une forme différente au Confort Moderne à Poitiers. L’image de la sculpture originale est imprimée sur une tente sous laquelle il faut se glisser pour parcourir son archive textuelle. L’austérité économique aura réaffirmé une vieille dynamique : « plus la part matérielle de l’œuvre est basse, mieux ça vaut, spécialement lorsqu’on pense au transport et au stockageii ». La logique du marché de l’art écrase la matérialité encombrante de la pre-fab house sans la détruire complètement, elle la compresse et la dote d’une élasticité plus compétitive.

The Holzweg

Entre les colonnes de cartons qui évoquent l’architecture d’un data center, le titre « archive élastique » a de quoi interroger. Les cartons ne conservent rien de l’activité de celui qui les a entreposés là, si ce n’est la gestuelle radicale et désabusée de l’artiste, conscient que la moindre de ses provocations ou dérobades intègre sans difficulté les logiques des institutions et le circuit du marché de l’art. Elles continuent, en parallèle, d’influencer plusieurs générations d’artistes qui réinterprètent ces gestes à l’aune de problématiques féministes et de positionnements trans-identitaires, accentuant ce qu’ils contiennent comme part d’humour ou de vulnérabilité avouée. Ainsi, le soir du vernissage de son exposition à la galerie Balice Hertling, Jade Kuriki Olivo alias Puppies Puppies reprenait le cérémoniel de The Opening en inscrivant sur des toiles blanches les mots « Anxiety » et « Depression » à la peinture noireiii. Quant au Magasin (un opéra), « pop-up store » de pulls bleu marine et marron que Fabienne Audéoud entend installer au quatre coins de la France, il réinvestit une logique proche de celle du Burberry Propangada Tour. C’est peut-être donc dans son héritage que réside l’élasticité d’une pratique qui, au sein d’un contexte alloué, expérimente avec peu de latitude, pré-contrainte par la récupération qui pourrait en être faite. Les propositions de Merlin Carpenter testent la possibilité d’une réelle improductivité de l’attitude (qui faisait, selon Josef Strauiv, la particularité de la scène de Cologne dont sont issus Kippenberger et Carpenter) – et d’une critique institutionnelle qui le vise lui en premier lieu, en ce qu’il n’est plus réellement différent de l’institution. Ses formes de positionnement sont ready-made avant même qu’il ne les performe.

Merlin Carpenter, The Opening, 20009. Vue de l’installation / Installation view, Simon Lee Gallery, Londres / London, UK. Courtesy de l’artiste / the artist & Simon Lee Gallery, Londres. Copyright of the artist.

Dans un entretien avec Reena Spaulings daté de 2012, Merlin Carpenter évoque l’idée du « mauvais tournant », de faire fausse route, ce qui, en allemand, est souvent appelé « Holzweg »v. Une métaphore intéressante lorsque l’on considère la récurrence du « circulant » dans la pratique de l’artiste mais également son expérimentation d’une forme de négativité ou d’impasse, du chemin qui ne mène nulle part. À Delme, Merlin Carpenter ne joue pas vraiment le jeu de l’exposition mais ne suggère pas non plus qu’il devrait s’y dérouler autre chose (ce qu’il aurait pu faire en collaborant avec une société de transporteurs et en insérant le centre d’art dans un nouveau circuit). Il engloutit le bâtiment, mais pas tout-à-fait jusqu’en haut – laissant de l’espace sous la coupole, le bloque, mais pas tout à fait jusqu’au bout – empêchant ainsi toute conclusion ou nouvelle piste productive de se former. Dans la suite de l’entretien, Merlin Carpenter fait remarquer que « Holzweg » a une autre signification : « être perdu dans les bois ». Et lorsque l’on erre dans les allées formées par les piles de colis vides, le data center de carton prend des allures de forêt au sein de laquelle aucun échappatoire ne se dessine. Sortir pour faire quoi ? Merlin Carpenter l’explicitait dans son ouvrage « The Outside Can’t Go Outsidevi » : ici-bas, le dehors n’existe pas.


  1. « Painting as a cover story, a conversation with Merlin Carpenter », in Isabelle Graw, The Love of Painting – Genealogy of a Success Medium, Berlin, Sternberg Press, 2018, p.183
  2. Justin Lieberman, The Corrector’s Custom Pre-Fab House 2009-2015, Poitiers, Le Confort Moderne, 2015, p.76
  3. Puppies Puppies, « Anxiety, Depression & Triggers » à la galerie Balice Hertling, Paris, 2019
  4. Josef Strau, « The Non-productive Attitude », in Make your Own Life. Artists In and Out of Cologne, University of Pennsylvania, 2006
  5. « Welcome to the Tate Café. A conversation between Merlin Carpenter, Emily Sundblad and John Kelsey », Paris, Mars 2012. http://www.merlincarpenter.com/TATECAFE.pdf
  6. Merlin Carpenter, The Outside Can’t Go Outside, Berlin, Sternberg Press, 2018

Image en une : Merlin Carpenter, Sans titre, 2020. Manitou 1440, chariot élévateur télescopique (14m), dimensions variables / Manitou 1440, telescopic forklift (14m) variable dimensions. Vue de l’exposition / Exhibition view of « archive élastique », Merlin Carpenter, CAC-La synagogue de Delme, 2020. Photo : OH Dancy.


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