Masses médium
Stephen Willats
Talking City est le pendant ou second volet de COUNTERCONSCIOUSNESS, autre exposition personnelle de Willats qui avait eu lieu fin 2010 au Badisher Kunstverein de Karlsruhe. Cette dernière se focalisait surles thèmes précis des « Wasteland, Night and Post-Punk1 » que plusieurs séries du travail de Willats abordent et qui sonnent, trente ans après, comme des archétypes de la culture londonienne de la fin des années soixante-dix. Cette sélection d’œuvres physiquement plus présentes, plus colorées et picturales que celles de Brest, rendait compte d’une production quelque peu à part, très différente formellement des traditionnels dessins abstraits diagrammatiques que Willats réalise depuis les années soixante. C’était aussi l’occasion de revenir sur l’existence furtive de quelques niches, lieux d’échanges et de communication entre la scène artistique et l’underground londonien, en montrant des fragments de cette frénésie nocturne dont l’artiste s’est fait l’observateur : des clubs comme The Model Dwellings ou The Cha Cha, des récits et des représentations d’anonymes mais aussi de figures emblématiques (Leigh Bowery, par exemple) devenues incarnations mythiques de l’esprit de cette contre-culture.
Depuis la fin des années cinquante, Willats explore le rôle potentiel de l’art dans la cité. Sa production, conçue comme un acte réciproque, s’organise en fonction des influences et des réactions qui s’opèrent entre l’œuvre et la société. Travaillant sur cette interdépendance, il invente méthodes et moyens pour que l’œuvre résulte de la société autant qu’elle s’y insère et se situe pour cela à la jonction de plusieurs disciplines auxquelles il emprunte librement : art conceptuel, art abstrait, design, sociologie, cybernétique et sémiotique.
Les œuvres rassemblées dans Talking City abordent les quartiers périphériques urbains et leurs habitants, comme lieu et matière de mutations géopolitiques à l’échelle d’un quartier ou d’un immeuble. C’est la transformation du lien social en œuvre d’art, et inversement, qui intéresse Willats. Mais ce sont surtout les possibilités qu’il invente pour rendre visible ce processus continu et non-hiérarchique, les façons d’enregistrer, puis de formellement les retranscrire qui sont le moteur de son travail. Que ce soient les dessins abstraits comme la série des Democratic grid, des Information Transfer ou des Conceptuel Tower, les ensembles de petits châssis trapézoïdaux qui accueillent des impressions photographiques et des peintures sur toile comme Signs and Messages From Corporate America ou encore les grands panneaux aux allures de roman-photo, Imagines Pathway, qui combinent collages photographiques et bribes de récits :c’est toujours le résultat d’une collaboration. La communication entre les membres d’une même ou de plusieurs communautés est ainsi rendue tangible. Willats donne à voir et cartographie de la pensée, des histoires personnelles autant que des échanges interpersonnels. Chacune de ses œuvres est une proposition plastique répondant à l’observation de ce qui pourrait potentiellement être considéré comme un phénomène de masse mais qui ne pourra jamais le devenir puisqu’il a été figé et rendu par l’artiste comme une analyse à l’échelle d’un individu. Son but n’est pas de systématiser ce qui s’apparente à des études et encore moins de déduire des généralités sur tel ou tel type de comportement. Au contraire, il fait sans cesse état de ce rapport de force, de cette résistance qui toujours oppose l’individu à la masse.
Les témoignages, photographies et objets que Willats collecte dans un milieu donné nourrissent son travail. Puis, il organise ce contenu au sein de modèles conceptuels, sortes de schémas ou trames graphiques et visuelles, parfois multimédia tel Multiple Clothing. Self Expressions (2008) où une projection vidéo s’insère dans un diagramme peint sur le mur. Approchant tout un pan de patrimoine humain et culturel qui demeure généralement éphémère ou invisible, sa démarche mime celle du chercheur en sciences humaines, du statisticien ou encore du designer. La participation d’autrui, la réaction de l’autre est une donnée fondamentalement humaine et elle est ici primordiale. Bien que très influencé par la cybernétique et par la rationalité du traitement informatique des bases de données, il n’a jamais délaissé un médium aussi classique que le dessin : les siens, souvent abstraits et géométriques, peuvent sembler austères au premier abord mais c’est avec légèreté et humour qu’ils perpétuent une esthétique sobre héritée de l’art conceptuel, le côté cryptique et parfois trop sérieux en moins. C’est avec gaieté que l’artiste brasse une grande diversité formelle. Bien que l’ensemble de la démarche soit extrêmement méthodique et que l’utilisation de chaque élément visuel, de chaque forme et de chaque couleur dépende toujours d’une logique interne propre à chaque série, Willats semble jouer avec distance de certains carcans esthétiques. Par exemple, ses dessins de vêtements interactifs, Multiple Clothing, rappellent les expérimentations utopiques du Bauhaus et du design fonctionnel et ludique de l’environnement quotidien mais l’absurdité, la naïveté des actions proposées autant que la précision de présentation de chaque projet font pencher l’œuvre vers la parodie du dessin industriel. Les prototypes de robes présentés dans l’exposition ne sont pas sans évoquer une possible appropriation de la robe Mondrian conçue par Yves Saint-Laurent. De même avec des œuvres comme The House that Habitat built, l’artiste tend à l’esthétique du Pop Art un miroir déformant, réfutant ainsi certains aspects ou parti pris esthétiques consensuels qui participent à la dépersonnalisation et à la standardisation des comportements.
COUNTERCONSCIOUSNESS au Badisher Kunstverein de Karlsruhe, du 24 septembre au 28 novembre 2010. Talking City,aucentre d’art Passerelle, Brest du 11 février au 2 avril 2011.
Ces deux expositions ont été programmées dans le cadre de l’échange Thermostat entre les centres d’art français et les Kunstvereine allemandes.
1 Les terrains vagues, la nuit et le mouvement Post-Punk.
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