r e v i e w s

Mahony, Slow Season

par Marie Cantos

La Criée, Rennes, du 13 juin au 14 août 2013

Entre 2008 et 2010, le collectif d’artistes viennois Mahony [1] entreprit un long périple en bateau vers l’Amérique latine. Intitulé Odyssey 500 [2], ce projet homérique donna lieu à différentes œuvres et expositions où s’opérait le « décentrement de la subjectivité » [3] que le collectif semble rechercher.

Le déplacement, sous toutes ses formes et dans toutes ses acceptions, est au cœur de la pratique des Mahony. Il constitue leur modus operandi (le voyage), eur fournit les motifs (le transit) et les figures (le touriste). Lorsque le Frac Bretagne initia Ulysses, l’autre mer, un itinéraire d’art contemporain en Bretagne, il s’imposa donc immédiatement à Sophie Kaplan de confier l’espace de La Criée à ce collectif qu’elle avait déjà invité pour l’exposition « Partenaires particuliers » [4] au CRAC Alsace qu’elle dirigeait précédemment.

C’est aux Ulysses de James Joyce que les Mahony s’attellent pour leur première exposition personnelle en France. Prenant pour point de départ La Criée elle-même (qui, comme son nom l’indique, est située dans un ancien marché aux poissons), ils construisent une exposition où chaque œuvre questionne simultanément l’histoire du lieu, le roman de Joyce, leurs projets antérieurs, nos réminiscences d’Homère comme l’actualité socio-économique.

Slow Season (qui prête son titre à l’exposition et nous fait face lorsque l’on pénètre dans l’espace) donne le ton : sur cette grande bannière, une photographie d’archives des Halles centrales de Rennes où posent deux hommes endimanchés et où apparaît au loin, dans l’encadrement d’une porte, une figure fantomatique. En s’approchant et en se plaçant de côté, le visiteur peut distinguer une courbe de variations boursières inachevée, tracée au vernis transparent. L’exposition tout entière opère ce va-et-vient entre disparition et incarnation : si Natural Loss (un nuage de peinture gris clair qui découpe en son centre un carré blanc au format d’une photographie d’identité), o. T. (une sculpture en forme d’aiguille de boussole accrochée au mur et pointant le sud) ou même Caruso Inverso (vidéo plus ancienne où l’on voit Stephan Kobatsch sur le toit d’un bateau, dirigeant un phonographe bricolé vers la jungle non pas pour diffuser la voix de Caruso comme Fitzcarraldo, le héros du film éponyme de Werner Herzog, mais pour capter des transmissions radio) déclinent la perte de repères des figures ulysséennes, le visiteur n’en demeure pas moins assailli de formes et de considérations ayant trait au commerce, au tourisme, à la consommation culturelle. Il est même plongé dans les pensées mercantiles de Leopold Bloom — ce vendeur d’annonces publicitaires que tout oppose à Stephen Dedalus [5] — que certaines œuvres semblent personnifier : The Assembly, un ensemble de poissons entourés de papier journal, rappelle qu’il travaille pour la presse ; Poor Mamma’s Panacea, une pomme de terre suspendue telle un plomb à son fil, évoque celle qu’il emporte toujours avec lui dans sa poche; Meeting Of The Waters, une pièce de tissu découpant la forme d’un jardin public de Dublin et Swansong, une plaque commémorative citant un extrait du roman, font allusion au dixième chapitre où Joyce se moque des touristes « pâles » et « précautionneux ». Face à ces deux dernières œuvres, un corridor sur une estrade évoque l’entrée d’un temple. Il mène à une pièce plongée dans l’obscurité et dont l’accès est bloqué par une barrière – entre le prie-Dieu et la mise à distance muséale. On y découvre un présentoir vide sur lequel papillote, aux sons de harangues de foires aux bestiaux remixées, l’image d’une statuette maya dont l’authenticité a récemment fait débat. [6] En quittant cette installation vidéo (Gumpaste Incident, 2011), le visiteur retrouve l’évocation des touristes et s’en trouve placé, à son tour, dans la délicate position du chaland.

Slow Season s’appréhende comme une narration éclatée dont chaque œuvre est une bribe du « flux de conscience », un fragment du style pluriel de Joyce. On y saisit à quel point l’errance, la recherche et parfois même l’égarement font partie intégrante du travail des Mahony, à la manière de l’ethnologue. Being There Is Enough énonce d’ailleurs le titre d’une des œuvres de l’exposition, en référence à Claude Lévi-Strauss.

  1. Fondé en 2002 et aujourd’hui basé à Berlin, il se compose de Stephan Kobatsch (1975), Clemens Leuschner (1976) et Jenny Wolka (1978), Andreas Duscha l’ayant quitté pour poursuivre ses projets solo en 2010.
  2. Ce titre renvoie autant à l’épopée d’Ulysse qu’à l’histoire de la SF ou à une console de jeu vidéo.
  3. Post Brothers, “Searching without finding and seeing-sight with Mahony”, Mahony: Seeing Sight, Vienne, Verlag für Modern Kunst, 2013.
  4. Exposition collective coréalisée avec Virginie Yassef au CRAC Alsace, Altkirch (04.12.2011-29.04.2012).
  5. Rappelons que le copieux roman de James Joyce relate les pérégrinations de Leopold Bloom et Stephen Dedalus à travers Dublin sur une seule et même journée.
  6. Lors de sa vente en 2011 à Drouot.

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