r e v i e w s

Les objets domestiquent

par Camille Tsvetoukhine

Frac Nord Pas de Calais, Dunkerque, 28.01 – 27.08.17

C’est à partir d’une sélection minutieuse d’œuvres de la collection du Frac Nord-Pas de Calais que Keren Detton a pensé l’exposition « Les objets domestiquent ». Son titre très évocateur et non sans humour annonce dès sa première lecture les ambitions et les enjeux de ce projet : quelle relation l’être humain établit-il avec les objets qui l’accompagnent ? Ou la question ne serait-elle pas plutôt : quelle relation les objets établissent-ils avec l’être humain ?

Figures omniprésentes dans nos environnements domestiques et urbains, qu’ils soient manufacturés, trouvés ou encore détruits, quelle place prennent-ils réellement à nos côtés ? Ils sont porteurs de sens, parfois d’histoire et de mémoire, pour autant quel pouvoir exercent-ils sur nous ?

Keren Detton a travaillé de concert avec Lina Ghotmeh, scénographe et architecte, à la conception des différents espaces d’accrochage — la réappropriation d’une partie du bâtiment post-industriel des Chantiers Navals. La salle d’exposition a été scindée en trois espaces distincts, ce qui permet une déambulation et une réception des pièces plus lentes et moins directes. Il est également à noter qu’un intérêt particulier a été porté à la composition des socles, ce qui pourrait paraître tout à fait anodin mais a néanmoins son importance dans cet accrochage car les objets se trouvent quasiment tous surélevés, ce qui confronte le spectateur à une autre perception d’eux. The Demonstrators (Hanging Receiver) de Nina Beier se situe à hauteur de notre regard, ce qui crée un rapport d’égalité avec ce fauteuil et non plus un rapport de domination. Autre exemple avec AAA d’Andreas Maria Fohr, deux masques verts chevelus accrochés l’un à côté de l’autre en hauteur sur le mur : devant eux, une volée de marches permet aux spectateurs de leur faire face, les yeux dans les yeux. Il émane de cette situation un rapport de force entre le visiteur et ces fétiches. Grâce à leurs caractéristiques physionomiques anthropomorphiques s’instaure une identification qui semble presque réciproque : qui devient l’observateur de l’autre ?

Dans cette exposition, l’objet est à considérer dans son acception la plus large ; en effet, nous passons de la collection méticuleuse d’objets banals de Baldessari à la Jaguar soudée sans ouverture de Frederik Van Simaey, en passant par l’excroissance surgissant du mur de Martin Creed ou encore par le dessin totémique de Nancy Spero. Il faut prendre en compte la qualité intrinsèque de ces objets : au-delà des différentes typologies qui en sont présentées, nous sommes toujours face à des œuvres d’art, leur aura singulière en fait l’objet du désir. Aurions-nous la même relation privilégiée avec une lampe manufacturée x ou y ?

La pièce de Marti Guixé pourrait faire état de cette situation, elle est intitulée Statement Chair: Stop Discrimination of Cheap Furniture! Des chaises en plastique lambda semblent s’unir pour manifester contre la discrimination dont elles sont victimes du fait qu’elles ne soient pas, à l’égard de leurs comparses design, considérées comme du mobilier unique et de qualité. Les revendications fusent, ici on entend presque déjà les pieds des chaises taper sur le sol et les slogans déclamés. L’animisme est à son paroxysme.

L’une des caractéristiques du Frac Nord-Pas de Calais est d’avoir en partie axé sa politique d’acquisition sur les objets design. Une des salles est d’ailleurs consacrée au mobilier et l’on y retrouve le matelas convertible de matali crasset, Quand Jim monte à Paris, colonne d’hospitalité, ou encore le célèbre Chest of drawers de Tejo Remy, un amoncellement de tiroirs en bois usagés enchevêtrés les uns sur les autres et encerclés par une courroie en jute. Certaines pièces, prêtées pour des expositions temporaires hors les murs, sont donc absentes, comme Chair de Donald Judd ou GRAAGG KROOOOOOOOOO GROOOOOOOOOH de Carol Bove. Elles sont pourtant évoquées par la présence d’un marquage au scotch, qui reprend leurs dimensions. Ce geste nous rappelle une des fonctions primordiales des Frac, celle de valoriser leurs collections, ce qui passe notamment par le prêt des œuvres à d’autres institutions. Dans le contexte de cette exposition, ces objets absents semblent avoir quitté par eux-mêmes leur port d’attache à l’instar des œuvres quittant l’atelier de Robert Breer.

Autre étage, autre espace, nous découvrons une installation in situ de Simon Starling, qui pourrait rappeler Walden ou la vie dans les bois. Dans une atmosphère bleutée et dans une odeur boisée est installé un campement. L’artiste a muté deux bicyclettes Pedersen pour en faire une pièce modulable et divisible, de laquelle on peut extraire deux tabourets, une broche à cuisson, ou encore une tente. Des tronçonneuses sont accessibles dans ce kit de survie, elles permettent ainsi une vie en autarcie complète. Cette installation qui recrée un espace extérieur semble prendre le contre-pied de la présentation à l’étage supérieur, elle apparaît même comme une porte de sortie, les objets nous accompagnant alors dans la possibilité de vivre d’une autre manière, loin d’un consumérisme effréné.

Avec Nina Beier, Carol Bove, Gerard Byrne, Andre Cadere, Maurizio Cattelan, Claude Closky, Matali Crasset, Martin Creed, Dejanov & Heger, Jessica Diamond, Erik Dietman, Hans-Peter Feldmann, Andreas M. Fohr, Konstantin Grcic, Marti Guixé, Donald Judd, Bernd Lohaus, Cady Noland, Liza May Post, Philippe Ramette, Tejo Remy, Nancy Spero, Florian Slotawa, Simon Starling, Super ex, Frederik Van Simaey, Rosemary Trockel, Barbara Visser, Stephen Willats.
  • Publié dans le numéro : 81
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