Les lézards au FRAC Bretagne
Les finalistes du Prix du Frac Bretagne – Art Norac 2022
Du 14 octobre 2022 au 15 janvier 2023
« De tous les lieux occupés, le seul immatériel, assignable nulle part, mais qui, j’en suis certaine, les contient tous d’une façon ou d’une autre », Annie Ernaux, Le vrai lieu. Entretien avec Michelle Porte, Paris : Ed. Gallimard, coll. folio, 2022, p. 12.
Les lézards est une exposition qui présente les productions des quatre finalistes de la deuxième édition du Prix du Frac Bretagne – Art Norac : Clémence Estève, Fanny Gicquel, Valérian Goalec et Reda Roussela. Malgré l’absence de thématique centrale, la commissaire de l’exposition Élena Cardin a composé un parcours poétique et subjectif qui prend place dans l’espace de la galerie du Frac Bretagne. L’exposition est organisée de manière distincte en quatre installations archipélagiques dédiées à chaque artiste. Leurs œuvres interagissent directement avec l’architecture du bâtiment en cherchant à y expérimenter toutes les possibilités.
Chacun de ces artistes partage l’ambition commune de laisser la trace d’un regard sur le monde, de viser à une connaissance qui passe par la subjectivité et l’émotion dépassant ce qui nous entoure. La philosophe Claire Marin l’évoque : celui à qui on ordonne de rester à sa place est celui qui a déjà commencé à jeter un coup d’œil vers l’ailleurs afin de ne pas s’y conformer passivement. Dans cet esprit, le titre de l’exposition est particulièrement éloquent, puisqu’il fait allusion à la posture d’immobilité du reptile qui se rapprocherait de celle de l’artiste : faire le choix d’occuper une place et d’y adopter la posture souhaitée. Leurs œuvres donnent à voir des états provisoires, des mutations des formes, des chemins de traverse et de transferts relationnels. La relation au corps est aussi une récurrence centrale de l’exposition : elle fait face à son absence, à sa vulnérabilité et à son impermanence physique, intime et sociale.
L’exposition est inaugurée par l’œuvre de Clémence Estève : Sans au-delà. Sans en-deçà là. Sans de-ci de-là-là. Sans en-deçà. Sans de-ci de-là là. Quatre tirages photographiques sont accrochés aux murs. Ils représentent les silhouettes de sculptures de déesses gréco-romaines en positions contrapposto. Ces canons classiques de l’histoire de l’art renvoient les femmes à leur identité féminine afin de justifier le maintien de la suprématie masculine. Clémence mine la droiture de ces œuvres en déformant ses profils académiques. Quelques-uns sont couverts par le motif noir imposant d’un corps informe et élastique qui se prolonge librement sur la paroi. Nous retrouvons cette même forme humaine disproportionnée introduite sous l’aspect d’une sculpture en feutre. Cette dernière est saisie dans une posture de lâcher prise, contrée par un câble qui fait obstacle à sa chute possible. Comment ne pas penser à cette « être gauche » que décrivait Michaux dans son poème Bras Cassé : « Il étend la surface de son corps pour se retrouver. Il renie la présence de lui-même pour se retrouver ». Avec cette installation, Clémence Estève décharne la réalité pour faire voir une nouvelle appréhension du corps féminin qui s’affranchit des normes imposées.
À sa manière, l’intervention plastique de Reda Roussela, poursuit cette réflexion critique sur les injonctions portées par la société au corps. À partir d’un univers populaire et burlesque, il présente quatre sculptures qui se réfèrent de manière détournée à une iconographie sportive : haltères, punching ball, makiwara, balles de tennis, etc. Le bas-relief en tissu Raja/Wydad est inspiré de sacs muraux utilisés dans les techniques de frappe de wing chun. On ne saurait dire si les deux corps représentés dessus sont engagés dans une lutte ou dans un geste d’étreinte. Au centre de la sculpture, un écran diffuse un court dessin animé dans lequel la morsure d’un chien malinois se transforme en une tendre danse. En mettant l’accent sur les enjeux politiques sous-jacents, Reda s’amuse à merveille de ces codes de virilité pour mieux les désarmer.
Le parcours se poursuit ensuite avec laloreleï, une installation poétique et sensible de l’artiste lauréate du prix du Frac, Fanny Gicquel. C’est un environnement composite qui se prolonge sur le sol, les murs et le plafond de la galerie. Quatre peintures monochromes de couleurs jaune, beige, vert et marron sont disposées à même le sol au centre de l’espace, certaines dans un effet de superposition chromatique. Sur l’une d’entre elles, sont positionnées trois sculptures très fines, de petite taille, composées à partir d’anneaux et de formes géométriques en laiton doré : Les astres, des outils de la musique le jour comme la nuit. Au bord d’une fenêtre de la galerie, posé à même le sol et contre le mur, nous regardons un alignement de petites sphères en paraffine. Ce sont les little lost planets, des objets uniques qui recèlent des éléments organiques que l’artiste a collectés, comme des mèches de cheveux, des perles ou encore des fleurs. On découvre également cette pièce en verre à l’allure organique, Et mon corps est un asile ouvert toute la nuit, qui se retrouve suspendue depuis le plafond, et qui contient de mystérieux liquides jaunâtres à ses extrémités.
La force de cette installation est d’être pensée comme une syntaxe plastique et relationnelle entre chaque objet qui entretient des liens d’interdépendance mutuelle et dialogue avec les corps qu’il rencontre. Contraint à s’abaisser, à lever le regard, à contourner, le spectateur est invité à expérimenter sa propre présence corporelle. Cette installation est également portée par un scénario d’activation. Un performeur exécute avec lenteur une diversité de gestes chorégraphiques, interagissant avec certains objets, qui relèvent du champ de l’attention portée à l’autre. En projetant de l’eau chaude avec une éponge, le performeur fait apparaitre des formes éphémères de coulures blanches sur la sculpture Sensitive surface: thermotactile, un imposant monolithe parallélépipédique de couleur noire composé à partir d’une peinture thermosensible. Fanny souligne dans son œuvre la puissance du temps dans la mesure où il change continuellement les formes des choses et des êtres, d’où l’impossibilité de parler d’une identité fixe.
Clôturant cette exposition, l’installation Trophy from en Absence de Valérian Goalec est un jeu de détournement de l’architecture standardisée d’une remise de prix : un pupitre sur une estrade, des tables et des chaises, un microphone, un service de vaisselle, etc. Nous nous retrouvons face à cette estrade comme devant une scène de théâtre, dans l’attente d’un événement qui ne viendra pas. Le mobilier est recouvert par des drapés de carnation sombre qui donnent à l’ensemble du dispositif un aspect grave et solennel. En isolant ces objets manufacturés sans qualités esthétiques de leur fonction initiale, l’artiste les déplace vers une nouvelle compréhension de leurs formes, poussant leur signification jusqu’à l’abstraction. La présentation de cette mise en scène relève évidemment d’une remise en cause de l’aspect compétitif de cet événement et du champ de l’art en général.
Cette installation génère une sensation de bizarrerie qui provient d’une disproportion entre ce sentiment inassouvi d’attente et l’impossibilité de sa venue. Elle se manifeste factuellement par la présence d’objets étranges et fantomatiques. Sur l’estrade, une cuillère est en lévitation, pendant que, dans une tasse à café, un liquide tourne dans un mouvement continu… Le sentiment de malaise produit par cette situation est d’autant plus accentué, qu’une sonorité énigmatique se répand en arrière-fond. Cette mélodie s’avère être un ralentissement par mixage du hit musical des années 90, Gypsy Woman de Crystal Waters. Nous sommes ainsi face à un espace du souvenir, certes incompréhensible, mais habité par des existences spectrales dont la présence reste forte.
1 Claire Marin, Être à sa place, Paris : Ed. de L’Observatoire, 2022, p. 27.
2 Henri Michaux, La vie dans les plis, Gallimard, coll. Poésie, 2001, p. 179
Head Image : Vue de l’exposition Les lézards, du 14 octobre 2022 au 15 janvier 2023, Frac Bretagne, Rennes. Clémence Estève, Sans au-delà. Sans en-deçà là. Sans de-ci de-là là. Sans en-deçà. Sans de-ci de- là là, 2022 © Clémence Estève.
Crédit photo : Aurélien Mole
- Publié dans le numéro : 102
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- Du même auteur : Se perdre sans peur dans l’œuvre de Carla Adra., Jeremy Deller à Rennes, Daniel Pommereulle et Mathis Altmann à Pasquart, Basim Magdy au FRAC Bretagne, Emma Seferian au CAC Passerelle,
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