r e v i e w s

Leonor Serrano Rivas

par Mya Finbow

Leonor Serrano Rivas 
« Del Otro Mundo »  
15.03 – 15.06.2025
Le Lait, Albi  

Après trois années de programmation hors les murs, le centre d’art contemporain Le Lait opère un retour aussi ambitieux que festif en réinvestissant les murs de l’ancienne école Camille-Claudel à Albi. Un nouveau chapitre s’est ouvert le 14 mars dernier avec une fête inaugurale dont la programmation s’est articulée autour de l’hybridité et du dialogue entre les formes ; de la lecture performée de Théo Robine-Langlois au duo chorégraphique de Jason Respilieux et Frank Gizycki, en passant par la performance introspective de Gwendal Coulon, chaque proposition répond à l’autre dans une logique de circulation fluide des récits. Les concerts de Fun Fun Funeral et d’Hyperactive Leslie, en partenariat avec le festival Baignade Sauvage, ont quant à eux affirmé l’importance d’un art vivant, ancré dans le présent. 

Sous le commissariat d’Antoine Marchand, Le Lait ouvre également sa saison avec la première exposition monographique en France de l’artiste espagnole Leonor Serrano Rivas. Intitulée « Del Otro Mundo », l’exposition se déploie dans les quatre salles du centre d’art comme un tissage de temps, de matière et de savoirs. Leonor Serrano Rivas y interroge l’héritage médiéval ; une époque où la science, la magie et la philosophie cohabitaient sans cloison. À travers une pratique fondée sur la recherche, l’expérimentation, la collaboration et l’écoute, elle interroge sans dogmatisme la durabilité des formes, des idées, les modes de transmission oubliés ainsi que la puissance poétique des éléments.  

Traversée par une énergie diffuse, « Del Otro Mundo » déploie une constellation d’œuvres subtilement reliées entre elles. Sur les murs du centre d’art, des cercles de verre renferment des silicates colorés – minéraux issus de la croûte terrestre – dont la transformation par la cuisson provoque une fragmentation aléatoire, semblable à une cartographie stellaire. Réduit à sa composition la plus élémentaire, le verre révèle ici sa nature première de poussière, un élément originel, instable, vibratile, érigé en principe générateur de l’exposition. Leonor Serrano Rivas y associe argile, mais aussi minéraux dans un processus quasi alchimique ; la matière est changée, les formes mutent, les supports se détournent. Ce n’est plus l’objet achevé qui prédomine, mais le devenir de la forme, sa métamorphose continue. L’artiste cherche ainsi à faire advenir des présences ; elle travaille avec la substance comme on dialogue avec un monde vivant, instable, ouvert.  

Dans son film Oír formas, des paillettes de silicate colorées se déplacent sur une plaque ; leur mouvement est dicté par une fréquence sonore issue d’un de ses autres films, mais imperceptible dans l’espace d’exposition. Il en résulte une forme de cosmologie intuitive, où les sons dessinent des constellations éphémères, une voie lactée hypnotique. La pellicule du film projeté en 16 mm analogique est soumise à une lente usure, elle s’altère progressivement au fil de l’exposition jusqu’à ce que l’image, elle aussi, devienne poussière. Musique, lumière, poussière, autant d’éléments insaisissables que Leonor Serrano Rivas transforme en vecteurs de connaissance ; un savoir vivant, poreux, métamorphique, qui circule entre la narration et les corps de l’exposition.  

Leonor Serrano Rivas, vue de l’exposition « Del Otro Mundo », 2025, centre d’art Le Lait, Albi. Courtesy de l’artiste et de la galerie carlier | gebauer. Photo : Phoebé Meyer.

Une série de 340 céramiques réalisées à Madrid, dont seulement 56 ont survécu à la cuisson, s’étend au sol. Certaines d’entre elles accueillent des végétaux figés par électrolyse ; immergées dans un bain conducteur, les plantes se recouvrent lentement d’une fine couche de cuivre oxydé pour révéler des teintes bleutées aux reflets changeants. En s’effritant, la composition fluctue entre deux états et paraît résister à toute fixation définitive. D’autres sont, quant à elles, conçues en tant que réceptacles ouverts ; elles sont activées par l’intervention du public, invité à y déposer des végétaux fraîchement coupés. Le geste du public devient alors un rituel, un acte de participation qui inscrit celui-ci dans le cycle du faire. De nombreuses collaborations avec des artisan·es soulignent par ailleurs l’importance du faire dans la pensée de Leonor Serrano Rivas. Des pratiques manuelles, profondément ancrées dans des traditions vernaculaires, participent d’une revalorisation de la technique non pas comme simple outil d’exécution, mais comme véritable pensée en acte. En écho aux réflexions du sociologue américain Richard Sennett dans son éloge du travail manuel, les œuvres de l’artiste s’inscrivent dans une conception selon laquelle l’acte de création est une forme de pensée en soi, réaffirmant que « faire, c’est penser1 ». Dans cette perspective, transformer le monde consiste à puiser dans l’expérience vécue – la matière quotidienne – pour l’enrichir à travers des expérimentations concrètes. Pour Leonor Serrano Rivas, il s’agit de desserrer l’étau des croyances limitantes pour renouer avec des formes de vie plus libres, plus pleines.  

Conçue pour l’exposition, l’installation ¿Dónde los ojos son oidos? transpose en tapisserie les pages d’un manuscrit rédigé autour de l’an mil, recueil de tropes de l’abbaye Saint-Martial de Limoges. L’artiste y extrait cinq pages, élimine le texte, ne garde que l’ornementation et les tisse en grand format. On y retrouve les premiers signes musicaux, de simples points blancs qui indiquaient aux moines s’ils devaient chanter plus ou moins haut. Ces notations deviennent des formes flottantes, ne laissant que la structure visuelle, devenue presque abstraite. Les tapisseries sont tendues sur des châssis en bois que le public est invité à manipuler, comme on tourne les pages d’un livre. Au recto, l’iconographie dite « officielle », celle des chants ; au verso, ce que l’artiste souhaite rendre tangible, les fils, le travail invisible et les gestes féminins, souvent relégués dans les marges de l’histoire. 

  1. Richard Sennett, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, Paris, Albin Michel, 2010. 
Leonor Serrano Rivas, vue de l’exposition « Del Otro Mundo », 2025, centre d’art Le Lait, Albi. Courtesy de l’artiste et de la galerie carlier | gebauer. Photo : Phoebé Meyer.

Head image : Leonor Serrano Rivas, vue de l’exposition « Del Otro Mundo », 2025, centre d’art Le Lait, Albi. Courtesy de l’artiste et de la galerie carlier | gebauer. Photo : Phoebé Meyer.


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