r e v i e w s

L’autrice comme productrice : Katia Kameli et ses livres d’images pour réécrire l’Histoire

par Anysia Troin-Guis

Elle a allumé le vif du passé

FRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur, Marseille, 20.05-19.07.2021

Peut-être héritière de la pensée de Walter Benjamin qui, en pleine montée du nazisme, revendiquait la nécessité pour l’artiste d’affirmer sa position de classe et d’articuler sa pratique avec une réflexion sociale matérialiste en pensant son travail dans « la relation de celui-ci aux moyens de production et sa technique1 », Katia Kameli développe une œuvre qui déconstruit les clichés de l’Histoire par une analyse méthodique de ce qui la fait : le texte et les images. Elle révèle, à la manière du développement d’un film négatif, une mémoire postcoloniale faite de manipulations, de confrontations et d’occultations. Franco-Algérienne, l’artiste se situe dans une recherche entre photographies, films et installations, qui interroge et abîme des faits historiques et culturels qui ont irrigué son quotidien, construit dans l’entre-deux méditerranéen. Dans le cadre de la Saison Africa 2020, au Frac PACA, son exposition « Elle a allumé le vif du passé », curatée par Eva Barois de Caevel, propose de réévaluer l’Histoire et ses écritures.

Élaborée sur les deux plateaux du lieu marseillais, l’exposition réunit deux propositions, intitulées Stream of stories et Le Roman algérien, chap. 1, 2 et 3. La première est une installation conçue spécifiquement pour le Frac ; elle explore les origines orientales des fables, offrant un contre-point salutaire à la représentation française du genre de prédilection de La Fontaine. Livre sculptural ouvert sur l’espace, tel un point de croisement, de rencontre, l’installation, à la couleur du tableau vert des écoles, tente de déconstruire le canon occidental d’une fable qui serait seulement le produit d’une culture gréco-latine, à travers l’héritage d’Ésope ou de Phèdre. Croisant des collages, des sérigraphies, des fac-similés de manuscrits originaux prélevés à la BNF et à la Bibliothèque Royale du Maroc, des vidéos et un dispositif sonore, Stream of stories retrace l’histoire du genre en insistant sur la circulation des textes à partir de l’écriture du Pañchatantra sanskrit au IIIe siècle avant J.C., sa traduction en pahlavi au VIe siècle après J.C. et sa version en arabe, environ deux cents ans plus tard, sous le titre Kalîla wa Dimna. Alors que l’œuvre est fondatrice et reconnue dans le monde arabe médiéval, l’artiste déplore l’effacement de cette généalogie lorsque la fable est abordée dans les écoles françaises.

Katia Kameli, « Elle a allumé le vif du passé », 2020. Vue du plateau 1 du Frac / View of the Frac’s stage 1, Le Roman Algérien, 2020. © Katia Kameli, ADAGP, Paris, 2020. Photo : Laurent Lecat / Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur.

La scénographie fait alors écho à la multitude des voix qui informe l’œuvre de La Fontaine et qui est pourtant absente des manuels scolaires : une impression de brouhaha se dégage entre le son des deux vidéos mettant en scène la comédienne Clara Chabalier et des chercheurs, et la voix de Chloé Delaume, qui se fait entendre dans un petit espace où résonnent les mots de l’autrice en lisant un texte écrit spécialement pour l’exposition : On nous l’a dit et on l’a cru. Cacophonie féconde qui appelle au décentrement, au décalage et à une déhiérarchisation des savoirs et des œuvres – à la manière définie par Lionel Ruffel dans son livre Brouhaha. Les Mondes contemporains (Verdier, 2016) –, la polyphonie incarne l’essence de l’installation de Katia Kameli : l’idée que la pluralité des voix, les transferts culturels et la traduction sont à la base de toute culture mais aussi de toute politique culturelle. Thèse d’ailleurs défendue dans les études postcoloniales par Franz Fanon, Edward Said, Gayatri Spivak ou Homi Bhabah – dont Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale apparaît comme un ouvrage fondateur pour l’artiste.

L’arbitraire de l’histoire littéraire se double ainsi d’une politique d’invisibilisation des apports des littératures indienne, perse et arabe à la fable classique du XVIIe siècle. Palimpseste qu’on a finalement plus gommé que prévu pour correspondre à un canon occidental fantasmé, la fable se voit ici restituée de ses origines multiples, qui gagneraient à être évoquées en classe afin de faire prendre conscience aux nouvelles générations – et notamment celles issues de l’immigration –, la circulation des textes et la richesse des cultures étrangères et du « monde oriental », pour reprendre une expression qui ne se construit que dans l’opposition avec l’Occident. C’est ainsi toute une réflexion sur la traduction que Katia Kameli incarne dans son œuvre : des travaux d’Emily Apter, et notamment Zones de traduction, à ceux de Tiphaine Samoyault, dans le plus récent Traduction et violence. Si, pour l’artiste, tout est traduction et tout créateur ne se fait que l’interprète de quelque chose de déjà existant, ce n’est pas sans mesurer les forces agonistiques qui modèlent l’acte de traduire : processus de domination fait d’appropriation, de spoliation et de réduction, la traduction peut aussi se faire éthique, en tant qu’ouverture positive qui permet la construction du commun. À condition de bien vouloir remplacer l’impérialisme (littéraire) par un transnationalisme.

Katia Kameli, « Elle a allumé le vif du passé », 2020. Vue du plateau 2 du Frac / View of the Frac’s stage 2, Stream of Stories, 2020. © Katia Kameli, ADAGP, Paris, 2020. Photo : Laurent Lecat / Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur.

Au cœur du travail de Katia Kameli : la relation au livre, qui se décline dans Stream of stories tout au long d’une exploration entre le texte et l’image, la vidéo et l’illustration, et se prolonge dans la seconde installation d’Elle a allumé le vif du passé. Dès le titre, Le Roman algérien s’affirme comme l’écriture par l’artiste d’un autre volet de l’histoire algérienne : celui de « l’invu »pour reprendre la notion de la philosophe des images, Marie-José Mondzain, avec laquelle Katia Kameli collabore dans deux des films de l’installation. L’invu, « ce qui est en attente de sens dans le débat de la communauté », se voit penser tout au long des trois films à partir d’une première immersion dans la vie algéroise et une de ses voies principales : la rue Larbi Ben M’Hidi, à travers la documentation d’un kiosque nomade présent depuis des années. Le Roman algérien, chapitre 1 tourne autour de ce kiosque de vente d’images dont les propriétaires, Farouk Azzoug et son fils, installent et affichent tous les jours une nouvelle composition faite d’anciennes cartes postales et de reproductions. Ces archives, qui croisent ici aussi original et copie, esquissent une histoire alternative dans un pays où l’image est cachée, parfois confisquée : cette fabrique des images recomposant un atlas à la Warburg, traces d’un passé colonial et documents de ce qui a été, est soumise au regard des passants, des jeunes, des intellectuels afin de reconstituer les différentes représentations de la mémoire algéroise. Ce travail de l’image en partage donne aussi la priorité à l’élaboration d’une histoire vue par les femmes, une herstory, où l’artiste recueille la parole de militantes, journalistes, artistes ou philosophes. La participation de Marie-José Mondzain dans les chapitres 2 et 3 en est d’ailleurs emblématique : d’abord dans l’analyse des rushes du chapitre 1 et dans la réactivation des archives et de l’histoire à travers un travail du regard sur les images, puis dans la participation même de l’intellectuelle, qui pénètre directement l’espace de l’image et ne se contente plus de commenter les faits, pour s’en faire le témoin. En ce sens, tel un hasard qui s’organise, les images du Hirak apparaissent comme une histoire en train de se faire et qui s’entremêle avec, précisément, l’absence d’images de la décennie noire que la photojournaliste Louiza Ammi commente.

Explorer des faits, inviter des regards extérieurs, partager la parole pour donner une vision complexe de la culture et de l’histoire constituent l’approche artistique et critique de Katia Kameli. Ce travail généreux se prolongera enfin à Marseille en octobre 2021 dans le cadre de l’exposition « EUROPA, Oxalá » au Mucem. C’est cette fois du côté du commissariat que l’artiste, avec António Pinto Ribeiro et Aimé Mpane Enkobo, interrogera l’héritage colonial, en abordant les études mémorielles et postcoloniales, en réunissant différents artistes européens dont les parents ou les grands-parents sont issus des anciennes colonies.


  1. Walter Benjamin, dans sa conférence « L’auteur comme producteur », « Allocution à l’institut pour l’étude du fascisme à paris, le 27 avril 1934. » In Lettres à Brecht. Page 147 à 164.

Image en une : Katia Kameli, « Elle a allumé le vif du passé », 2020. Vue du plateau 1 du Frac / View of the Frac’s stage 1, Le Roman Algérien, 2020. © Katia Kameli, ADAGP, Paris, 2020. Photo : Laurent Lecat / Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur.