Judith Kakon à La Criée, Rennes
Grand Air
Judith Kakon
La Criée centre d’art contemporain, Rennes
4.02 – 14.05.2023
Cet hiver à Rennes, le programme hors-les-murs du Centre culturel suisse investit l’espace de La Criée centre d’art contemporain pour présenter le travail de Judith Kakon. C’est la première fois que l’artiste expose en solo en France. Sous le commissariat de Claire Hoffmann et Sophie Kaplan, l’exposition « Grand Air » présente une sélection d’œuvres graphique et surtout une importante installation in situ, Recess and Incline (Rennes FR), produite spécialement pour l’occasion. Pour la mettre en œuvre, Judith Kakon a récupéré une partie des illuminations de Noël de la ville de Rennes, qu’elle expose dans une étonnante scénographie à l’intérieur du centre d’art.
Ces décorations de Noël sont exposées en sommeil dans la galerie principale. Elles sont présentées éteintes, rangées sur des racks que l’artiste a expressément conçus. Ces dispositifs de dépôt évoquent à la fois les espaces des entrepôts et les réserves des musées. D’ailleurs, certaines structures jouent volontairement avec l’aspect sériel du rangement. Cette accumulation d’objets standardisés de mêmes dimensions crée un étonnant effet dans l’espace. Libérés de l’éclat de leurs lumières, ces artefacts trouvent une nouvelle identité plastique. C’est leur aspect sculptural qui se dégage très fortement de ces illuminations. Des formes simples, cercles ou triangles, sont associées pour créer des structures squelettiques plus complexes d’hélices sphériques ou de polygones étoilés. Étonnamment, ces luminaires éteints évoquent, sur un plan formel, les compositions géométriquement rigoureuses du constructivisme russe et l’épuration visuelle de l’art minimal. Par sa forme hélicoïdale, une des sculptures rappelle d’ailleurs la monumentale tour de Vladimir Tatline, Monument à la Troisième-Internationale.
Dans une démarche conceptuelle, l’artiste suisse interroge la porosité des frontières entre l’espace public et l’espace de la galerie d’art à partir du geste du réemploi sur le mobilier urbain. Cette action artistique du déplacement peut s’inscrire dans une filiation esthétique duchampienne et conceptuelle. Recess and Incline (Rennes FR) présente les objets standardisés sous un nouveau jour, qui échappe à leur fin commerciale. Cette intervention de l’artiste floute volontairement la nature normative de l’objet ; celui-ci se situe désormais dans une zone frontalière entre l’utilitaire et l’œuvre d’art. Suivant les traces de Marcel Duchamp, l’artiste s’arroge le droit sémantique de redéfinir la nature même du langage artistique. Toutefois, à la différence du ready-made pur, l’attention de Judith Kakon s’est portée sur des artéfacts qui possédaient déjà des qualités décoratives. Fabriqués aux États-Unis, les différents motifs de ces illuminations sont largement inspirés par les formes de la dentellerie bretonne. Cette réappropriation d’éléments traditionnels folkloriques s’inscrit pleinement dans une démarche marketing et économique, afin de pousser « innocemment » les riverains à consommer durant la période de fêtes de fin d’année.
Ce déplacement du statut de l’objet amène également à reconfigurer la définition-même de la fonction du centre d’art. C’est un espace de diffusion qui, traditionnellement, expose une proposition de nature esthétique à l’attention du monde extérieur. Pendant la durée de cette exposition toutefois, ce sont les rues du centre-ville de Rennes qui s’infiltrent dans l’espace de monstration, via l’intervention de l’artiste. Par effet de ricochet, cette remise en question du paradigme de l’espace d’exposition interroge également la nature des artefacts qui y sont exposés.
L’exposition se prolonge également dans le petit cabinet qui jouxte la salle principale. Un accrochage très graphique d’une sélection d’œuvres papiers de l’artiste est présenté. Il rend compte de ses préoccupations pour la circulation des images à l’heure d’un commerce de masse globalisé. Judith Kakon est une fine observatrice des situations environnantes où s’établit ce genre de rapports socio-économiques. Son regard porte plus précisément sur la production et la circulation de biens dans le commerce et les exercices de pouvoir qui y sont associés dans l’espace public. Via l’utilisation de la photographie, l’artiste métamorphose des objets standardisés (un parapluie ou l’étiquette d’un clos postal) en sujets purement artistiques, notamment via un travail formel de mise en page. Encore une fois, on retrouve des formes géométriques qui convoquent l’univers constructiviste. Dans la série « Untitled (Alibaba) », Judith Kakon documente également les échanges électroniques avec un vendeur d’une plateforme chinoise de vente en ligne. Elle souligne avec beaucoup d’humour le recours abusif aux sentiments, précisément dans le contexte émotionnellement complexe de la crise sanitaire, utilisés dans des stratégies commerciales opportunistes.
L’art de Judith Kakon est politique. Il résonne volontairement avec notre actualité brûlante. Dans le cadre de l’exposition « Grand Air », la ville de Rennes a accepté le prêt exceptionnel de ces illuminations de Noël car ces dernières furent retirées de l’espace public beaucoup plus tôt que le prévoyait le calendrier habituel. À l’heure des restrictions énergétiques, les lumières éteintes de Recess and Incline (Rennes FR) brillent d’une très forte charge symbolique. Ce projet de production inédit utilise quasiment les ressources locales mises à disposition. Il répond clairement aux nouvelles charges contre l’impact écologique de la création contemporaine.
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Head image : Judith Kakon, Recess and Incline (Rennes FR), 2023
Installation in situ (structures en acier thermo laqué, illuminations de Noël de la Ville de Rennes)
production : La Criée centre d’art contemporain, Rennes et le Centre culturel suisse, Paris
courtesy de l’artiste – photo : Gina Folly
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : Se perdre sans peur dans l’œuvre de Carla Adra., Jeremy Deller à Rennes, Daniel Pommereulle et Mathis Altmann à Pasquart, Basim Magdy au FRAC Bretagne, Emma Seferian au CAC Passerelle,
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